Le triomphe du populisme esthétique


Anticipé par Fredric Jameson en 1984, le populisme esthétique est un phénomène croissant qui, aujourd'hui, du moins en Italie, semble orienter la production culturelle.

Dans son ouvrage phare, Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, publié en 1984, Fredric Jameson résume, avec une grande clarté, la tendance culturelle déjà prévue par MacDonald quelque vingt ans plus tôt et qui, peut-être plus que toute autre, a caractérisé la postmodernité: “l’effacement de la frontière (essentiellement propre au modernisme avancé) entre la haute culture et la culture dite de masse ou commerciale, et l’émergence de nouveaux types de ”textes“ imprégnés des formes, des catégories et des contenus de cette industrie culturelle si passionnément dénoncée par tous les idéologues de la modernité”. À la base de cet effacement se trouve ce que Jameson considère comme l’aspect formel suprême de tout le postmodernisme, à savoir ce manque deprofondeur (depthlessness) qui éliminerait toute possibilité herméneutique de l’ œuvre d’art et aurait introduit une sorte de culture de la surface, conséquence nécessaire de la réduction de l’art à une simple marchandise et de la séparation entre le signifiant et le sens de l’œuvre.

Pour mieux préciser ce concept d’absence de profondeur, Jameson a introduit la comparaison entre les “chaussures” de Vincent van Gogh et celles d’Andy Warhol, en mettant en question la Paire de chaussures du peintre hollandais, peinte en 1886 et conservée au Musée Van Gogh d’Amsterdam, et l’œuvre de Warhol, Diamond Dust Shoes, de 1980. Dans le premier cas, nous nous trouvons devant une œuvre qui, si elle ne tombe pas dans la pure décoration, naît d’une certaine situation initiale, qui s’inscrit dans un passé et un contexte précis: un contexte qu’il faut reconstruire pour que le tableau ne reste pas un “objet inerte, un produit final réifié”. Jameson se réfère à Heidegger, pour qui les chaussures de van Gogh recréent le monde qui constitue son contexte, et sont l’essence de ce monde, révélée au spectateur par la médiation de l’ œuvre elle-même. Une œuvre qui constitue “un acte symbolique” dès le moment où l’image se manifeste à l’œil du spectateur: les matériaux mêmes, épais et grossiers, utilisés par van Gogh reflétaient la réalité paysanne laborieuse dont ces chaussures étaient issues, et l’explosion warholienne ultérieure des objets “dans une surface hallucinatoire de couleurs” n’était qu’un “geste utopique, comme un acte de compensation qui finit par générer un tout nouveau royaume utopique des sens”. L’œuvre de Warhol, au contraire, ne présenterait qu’une “collection aléatoire d’objets morts”, privés de la capacité de restituer leur expérience vécue: ses chaussures seraient exclusivement des fétiches issus de la marchandisation propre à la société contemporaine. En d’autres termes: les chaussures d’Andy Warhol, selon Jameson, ne parlent pas, et il ne serait pas possible de trouver dans l’image autre chose que son simple signifiant.

Vincent van Gogh, Un paio di scarpe (1886; olio su tela, 37,5 x 45,5 cm; Amsterdam, Van Gogh Museum)
Vincent van Gogh, Une paire de chaussures (1886 ; huile sur toile, 37,5 x 45,5 cm ; Amsterdam, Musée Van Gogh)


Andy Warhol, Diamond Dust Shoes (1980; stampa a inchiostro e polvere di diamante su carta, 101,6 x 152,4 cm; Collezione privata)
Andy Warhol, Diamond Dust Shoes (1980 ; encre et poussière de diamant sur papier, 101,6 x 152,4 cm ; collection privée)

Jameson avait implicitement regroupé sous le terme de “populisme esthétique” cette tentative d’éliminer la ligne séparant la haute culture de la culture de masse, et quelques années plus tard, dans son essai sur les “Cultural Studies”, il remarquait que “le symptôme négatif du populisme est la haine et le dégoût des intellectuels en tant que tels (ou de l’académie, qui semble être devenue un synonyme pour eux)”. Plus de trente ans après leurs premières formulations, les théories de Jameson sur le populisme esthétique apparaissent non seulement extrêmement actuelles, mais elles nous fournissent également une base pour examiner comment cette tendance s’est affirmée et est devenue de plus en plus agressive, en particulier dans notre pays, où l’un des rares à avoir attiré l’attention sur la question ces derniers temps a été Gabriele Pedullà avec un article important publié en 2016 dans Il Sole 24 Ore. La raison pour laquelle la voix de Pedullà peut être considérée comme substantiellement isolée est contenue dans ses propres mots: la caractéristique de notre époque, affirme Pedullà, est que le populisme esthétique se combine avec l’anti-populisme politique, donnant lieu à un phénomène aux caractéristiques sans précédent. Par conséquent, ceux qui “mettent quotidiennement en garde les lecteurs et les électeurs contre la menace des forces anti-système” sont les mêmes qui “ne manquent pas une occasion de faire du tapage sur l’intolérance des consommateurs les plus pressés à l’égard de toute forme d’art sophistiqué”. Nous connaissons tous les récentes attaques contre la classe intellectuelle de la part de tant d’hommes politiques qui prétendent être anti-populistes. Il y a donc une conviction que les personnes à qui l’on ne devrait pas confier la prise de décision sur les questions politiques les plus importantes, les personnes qui ne seraient pas capables de s’informer de manière adéquate et approfondie avant de déposer leur vote dans l’isoloir, les personnes qui sont souvent accusées de se laisser emporter par des impulsions presque instinctives ou du moins par des logiques qui ont plus à voir avec l’émotion qu’avec l’investigation critique, peuvent devenir, en matière d’art, de littérature et de musique, le seul juge recevable, contre lequel on ne peut pas faire appel.

Il ne s’agirait pas d’une simple affaire de goût, puisque le goût n’a jamais été déterminé par les classes intellectuelles: il s’agit d’une tendance culturelle capable de saper les fondements mêmes de la culture. Et d’une telle tendance, pour reprendre les exemples de Jameson, van Gogh et Andy Warhol sont tous deux victimes (mais le discours pourrait être étendu à tout représentant de la haute culture): le premier dans la mesure où il est totalement décontextualisé, privé des aspects les plus élevés et les plus profonds de son art et de son expérience personnelle, le second dans la mesure où il est submergé par la superficialité même qu’on lui attribue. Le populisme esthétique se nourrit de la haute culture (alors qu’avant la postmodernité, il existait une culture populaire séparée de la haute culture), mais ce faisant, il la ronge et la prive de sens: le populisme esthétique nous empêche donc de regarder les figures de van Gogh et de Warhol dans leur intégralité. Et ceci est sans précédent, car alors qu’il n’y a pas si longtemps, l’effacement de la frontière était justifié par une production midcult qui imitait la haute culture sans l’ébranler, aujourd’hui le populisme esthétique use directement la haute culture: au fond, la dégradation en pure décoration que craignait Jameson s’est produite. Ainsi, nous avons perdu de vue le fait que les œuvres de van Gogh étaient dotées de connotations sociales et politiques perturbatrices et polémiques, alimentées par les nombreuses lectures qui avaient animé la poétique du grand peintre (van Gogh était un lecteur passionné: dans sa bibliothèque, on pouvait trouver des livres de Michelet, Dickens, Hugo, Harriet Beecher-Stowe, et bien que l’artiste ait lu sans ordre particulier ou sans but spécifique, ces lectures ont été fondamentales pour le développement de sa peinture). Devant les œuvres d’Andy Warhol, nous ne nous interrogeons pas sur plusieurs aspects fondamentaux de son art (comme, par exemple, son rapport à la religion), et nous oublions le fait que, s’il est vrai comme l’affirme Barbara Rose, “Andy Warhol était un Duchamp bien de chez nous qui a ravivé l’orientation duchampienne de l’anti-art avec une intense vigueur prolétarienne”, animé par le “désir dadaïste de changer les règles du jeu de l’art pour qu’un plus grand nombre de personnes puissent y participer”. Le populisme esthétique a fait de van Gogh un individu tourmenté qui peignait mû uniquement par ses ineffables mouvements d’âme (une interprétation pauvre et banalisante officiellement sanctionnée par la récente exposition de Vicenza, une exposition nettement populiste), et de Warhol le chantre vacillant des célébrités hollywoodiennes, dépeint dans des centaines d’icônes répliquées et faciles à comprendre.

Tout cela là où il existe pourtant une imagerie capable de satisfaire le goût du populiste ou, plus simplement, sa soif d’intrigues: le populiste esthétique ne cherche pas, pour reprendre l’image de Labranca, un sens derrière l’œuvre d’art, même si, apparemment, face à une œuvre qu’il lui est difficile ou impossible de décoder, il se demande quel peut être son sens. Le populiste esthétique, au contraire, cherche une intrigue, et c’est pourquoi une œuvre de Fontana ou de Burri lui sera incompréhensible: et puisque toute tentative herméneutique apparaît au populiste esthétique comme uneactivité intellectuelle, la conséquence la plus tangible de l’hypothèse de Jameson sur le symptôme négatif du populisme sera la haine, le mépris ou le sarcasme rustre à l’égard de toutes les formes d’art qui ne véhiculent pas d’intrigue, mais nécessitent une interprétation pour que l’on puisse en saisir le sens ou, du moins, en tirer un message.

Lucio Fontana, Concetto spaziale. Attese (1964; cementite su tela, 190,3 x 115,5 cm; Torino, GAM)
Lucio Fontana, Concept spatial. Attente (1964 ; ciment sur toile, 190,3 x 115,5 cm ; Turin, GAM)

Les effets du populisme esthétique sur la production culturelle (sans entrer dans les mérites de la production artistique) peuvent être facilement constatés en faisant défiler, par exemple, la liste des expositions les plus visitées. Dans la plupart des cas, il s’agit d’expositions conditionnées à dessein pour satisfaire le goût dominant (selon lequel, en outre, l’art doit nécessairement coïncider avec la beauté, un postulat à la base de la rhétorique néfaste et populiste de la beauté qui imprègne de nombreuses discussions sur le patrimoine culturel), des expositions qui n’ont pas d’objectifs scientifiques et qui, souvent, ne sont même pas soutenues par un projet de recherche adéquat, ne serait-ce qu’à des fins de vulgarisation. Et il s’agit dans plusieurs cas d’expositions qui caressent l’intention populiste selon laquelle l’art n’a pas besoin d’interprétations, et encore moins d’interprétations fournies par des savants (que la vulgate populiste désigne souvent comme coupables de vouloir exclure les soi-disant gens du commun de la jouissance de l’art), mais il ne s’agirait que d’émotions, et pour avoir une expérience satisfaisante, il suffirait de se laisser guider par son propre sentiment à l’égard de l’œuvre (et souvent, s’il n’y a pas d’empathie entre le populiste et l’œuvre, il arrive que les qualités mêmes de l’œuvre soient remises en cause). Ceci est largement soutenu par le fait que même l’art a été miné par l’hypothèse principale du populisme en politique (“un vaut un”), et par conséquent la majorité a également raison lorsqu’il s’agit d’établir ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, ou au moins comment il devrait être accessible. Le populisme esthétique a donc transformé l’art en une sorte de divertissement, un divertissement pour lui-même: si la majorité a toujours raison, souligne Pedullà, “il n’y a pas d’ascension spirituelle à faire (par exemple comme auto-éducation dans la variété ou l’historicité du goût)”, et par conséquent “de là à la révolte contre les élites culturelles, le pas est court: à l’intolérance à l’égard de toute forme de complexité”. Tout simplement, vox populi, vox dei.

Il semble donc raisonnable de penser que le populisme esthétique parvient aujourd’hui à orienter la production de nombreuses expositions, livres, émissions de télévision et, en général, de produits culturels, et qu’il réussit ainsi à tracer ce qui constitue pour beaucoup les seules voies d’accès à la culture: une culture pourtant vidée de sa substance, édulcorée et continuellement usée. Le populisme esthétique est cependant peu évoqué, et il faudrait peut-être que le sujet puisse se manifester de manière plus conséquente dans le débat culturel: il s’agit en effet de faire passer le message qu’entre-temps, il ne sera jamais possible de sortir définitivement du postmodernisme si l’on ne présente pas une voie alternative au populisme esthétique, et que (en adoptant un autre point de vue sur la question) l’art n’est pas un divertissement, et que l’approche de l’art (et de la culture dans son ensemble) ne peut pas ignorer sa complexité.


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