Le Rhinocéros d'Albrecht Dürer. Origine et fortune du pachyderme le plus célèbre de l'histoire de l'art


Le "Rhinocéros" d'Albrecht Dürer est l'un des animaux les plus célèbres de l'histoire de l'art: nous retraçons ses origines et la fortune de la célèbre estampe de l'artiste allemand.

Parmi les gravures les plus célèbres de la production graphique remarquable d’Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471 - 1528), qui, comme nous le savons, fut un infatigable et extraordinaire graveur, la plus curieuse est certainement celle qui représente un étrange rhinocéros. Des exemplaires de cette célèbre gravure sur bois sont aujourd’hui conservés dans différents musées du monde, bien qu’ils soient beaucoup moins nombreux que ceux qui ont été dessinés dans l’Antiquité. En Italie, on la trouve par exemple au Musei Civici de Bassano del Grappa (elle fait partie de la collection Remondini, l’une des collections de gravures de Dürer les plus complètes au monde), ou au Gabinetto dei Disegni e delle Stampe de la Galerie des Offices, ainsi que dans certaines collections privées, qui la prêtent occasionnellement pour des expositions temporaires. Un exemplaire privé a ainsi été présenté dans l’exposition Albrecht Dürer. Il privilegio dell’inquietudine (au Museo Civico delle Cappuccine de Bagnacavallo du 21 septembre 2019 au 19 janvier 2020), une exposition qui, avec cent vingt œuvres graphiques de Dürer, visait à enquêter sur les nombreuses âmes de sa production imprimée. Le Rhinocéros ne pouvait pas être absent, car c’est l’une des estampes de Dürer qui surprend le plus le public: œuvre avec laquelle l’artiste “affirme son extraordinaire curiosité” (comme l’écrit Patrizia Foglia, commissaire de l’exposition de Bagnacavallo avec Diego Galizzi), l’estampe représentant l’extravagant pachyderme a fait l’objet de l’attention de nombreux historiens de l’art, et beaucoup a été écrit à son sujet.

Ce qui a suscité l’intérêt des chercheurs, c’est avant tout l’apparence du rhinocéros. Solidement campé sur ses pattes solides (que Dürer a décorées d’écailles semblables à celles d’un reptile), l’animal semble recouvert d’une armure impénétrable, semblable à celle d’un soldat ou d’un chevalier du début du XVIe siècle, ornée de motifs géométriques de forme circulaire, avec une corne sur le dos, inexistante chez les vrais rhinocéros, mais que l’artiste a tout de même incluse dans sa représentation. Il convient de préciser que le rhinocéros de Dürer est un rhinocéros indien, une espèce dont le nom scientifique est Rhinoceros unicornis, en raison de la particularité que, par rapport aux rhinocéros africains tels que le rhinocéros noir(Diceros bicornis) ou le plus célèbre rhinocéros blanc(Ceratotherium simum), il n’a qu’une seule corne sur le museau, contrairement aux deux cornes des espèces africaines. Une autre caractéristique très évidente qui sépare le rhinocéros indien des rhinocéros africains est la forme de sa peau: le rhinocéros indien semble recouvert d’une épaisse armure qui, à certains endroits (aux épaules, au milieu du dos, sur les pattes), forme de grands plis qui donnent l’impression que la bête est protégée par une armure. Les nombreuses excroissances qui se développent sur l’épiderme du rhinocéros indien sont celles que Dürer représente sous forme de cercles semblables à des décorations.

C’est précisément sur l’apparition de la foire que s’est penché en 1969 le galeriste Harry Salamon, qui a édité l’un des premiers catalogues italiens de gravures de Dürer. “Comme il ne pouvait généralement représenter un animal que d’un point de vue vériste, écrit le marchand, il était naturel pour lui de toujours utiliser le burin, étant donné le caractère abstrait, expressionniste et concis de la technique stylographique qu’il avait lui-même créée. Le choix de ce médium pour décrire les formes de cet animal extraordinaire qu’est le rhinocéros n’en est que plus significatif. Il serait évidemment absurde de parler d’une intuition de cette façon de penser le pauvre animal, typique de tant de littérature moderne, alors que l’interprétation surréaliste que nous donne Dürer est clairement née d’un pur amusement face à l’incroyable apparence de la bête et de sa puissante armure”. L’historien de l’art Tim H. Clarke, auteur en 1986 d’un essai entièrement consacré au Rhinocéros de l’artiste de Nuremberg, s’est également intéressé à l’aspect de l’armure, dans lequel il établit un parallèle intéressant entre l’animal et l’armure que Dürer pouvait facilement voir: “nous savons, écrit Clarke, que Dürer partageait avec beaucoup de ses contemporains une fascination pour l’exotisme ; et nous connaissons également ses relations étroites avec les armuriers de Nuremberg. Ces deux faits suffisent à expliquer pourquoi l’artiste a réalisé ses gravures sur bois. En ce qui concerne l’exotisme, Dürer écrit dans son carnet, après un voyage en Hollande en 1520-1521 où il a vu pour la première fois un groupe d’œuvres d’art mexicaines, qu’”elles sont plus belles à voir que n’importe quelle autre merveille“. Mais c’est le lien avec les armuriers qui rend la gravure si exceptionnelle. Dürer habitait dans la rue proche du quartier des armuriers, la Schmiedegasse, et s’adonnait activement au dessin d’armes”. Clarke a d’ailleurs vu une similitude entre les côtes du Rhinocéros et les décorations qui apparaissent dans le dessin d’une visière de casque de tournoi que Dürer a réalisé en 1517. Même un grand érudit comme Ernst Gombrich a été fasciné par l’apparence du rhinocéros de Dürer: “Lorsque Dürer a publié sa célèbre gravure du rhinocéros, écrit Gombrich, il a dû s’appuyer sur des témoignages de seconde main, que l’artiste a complétés par sa propre imagination, en les colorant sans doute avec ce qu’il avait appris de la plus célèbre des bêtes exotiques, le dragon au corps cuirassé. Et il est prouvé que cette créature, à moitié inventée, a servi de modèle à toutes les illustrations de rhinocéros, même dans les livres d’histoire naturelle, jusqu’au XVIIe siècle”.

Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 215 x 230 mm ; Bassano del Grappa, Musei Civici)
Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 215 x 230 mm ; Bassano del Grappa, Musei Civici)


Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 212 x 298 mm, feuille 221 x 306 mm ; spécimen de la huitième édition, édition du XVIIe siècle ; collection privée)
Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 212 x 298 mm, feuille 221 x 306 mm ; exemplaire de la huitième édition, tirage du XVIIe siècle ; collection privée)


Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 235 x 298 mm ; Washington, National Gallery of Art)
Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 235 x 298 mm ; Washington, National Gallery of Art)


Albrecht Dürer, Visière pour casque de tournoi (1517 ; plume et encre brune sur papier, 194 x 276 mm ; New York, Metropolitan Museum)
Albrecht Dürer, Visière pour casque de tournoi (1517 ; plume et encre brune sur papier, 194 x 276 mm ; New York, Metropolitan Museum)


Rhinocéros indien. Ph. Crédit: Darren Swim
Rhinocéros indien. Ph. Crédit: Darren Swim


Rhinocéros noir
Rhinocéros noir. Ph. Crédit


Rhinocéros blanc. Ph. Crédit Rob Hooft
Rhinocéros blanc. Ph. Crédit Rob Hooft

En parcourant les textes que nous venons d’évoquer, on se rend compte que Dürer a dû faire preuve de beaucoup d’imagination et defantaisie pour dessiner son rhinocéros. En effet, nombreux sont ceux qui, en voyant la gravure sur bois de l’artiste allemand, se posent la question suivante: où Dürer a-t-il vu un rhinocéros? Y avait-il des animaux similaires à Nuremberg au début du XVIe siècle? La réponse est non: l’artiste n’a jamais vu de rhinocéros indien de sa vie, et il n’en aurait jamais vu un vivant. Comme le souligne Gombrich, l’artiste a basé son œuvre sur le témoignage de ceux qui avaient vu le rhinocéros. Ainsi, quelque part dans l’Europe de ces années-là, un rhinocéros était arrivé d’Inde. Pour retracer les grandes lignes de l’histoire (et se faire une idée de l’étonnement que suscita l’animal à son arrivée, à une époque où personne n’en avait jamais vu de vivant, puisque le dernier rhinocéros était arrivé sur notre continent à l’époque romaine), on peut partir de l’inscription qui figure, en guise de commentaire, sur certains tirages du Rhinocéros (ici présentée dans la traduction du néerlandais qui figure, par exemple, sur l’exemplaire du British Museum, publié dans Albrecht Dürer: Originals, Copies, Derivations édité par Giovanni Fara): “En l’an de grâce 1515, le premier mai, fut apporté des Indes au roi du Portugal à Lisbonne un animal vivant appelé Rhinocéros, de la couleur jaune de l’écaille de tortue, couvert d’écailles robustes, de la même taille qu’un éléphant, mais plus court sur les jambes, très fort et presque invulnérable, avec une corne acérée sur le nez, qu’il aiguise sur des pierres. Cet animal est l’ennemi mortel de l’éléphant: il lui fait très peur, car lorsqu’il le rencontre, il fonce sur lui la tête baissée contre ses pattes de devant, le blesse au ventre et finit par le tuer. Cet animal a une armure si puissante que l’éléphant ne peut rien contre lui ; on dit aussi qu’il est très rapide, vif et rusé”.

L’histoire racontée dans l’inscription est quelque peu imprécise, mais le fond ne change pas: le 20 mai 1515, un navire en provenance de l’Inde débarque à Lisbonne et, dans sa cargaison, il transporte un rhinocéros indien que le sultan de l’État indien du Gujarat, Muzaffar II (? - Ahmedabad, 1526), a offert à Alfonso de Albuquerque (Alhandra, 1453 - Goa, 1515), célèbre explorateur, conquistador et gouverneur de l’Inde portugaise de 1509 à 1515. Alfonso de Albuquerque envoie le cadeau au roi Manuel Ier du Portugal (Alcochete, 1469 - Lisbonne, 1521), en embarquant la bête sur le Nossa Senhora da Ajuda, un navire qui navigue de Goa vers la capitale portugaise. Le pauvre Ulysse (c’est le nom que les marins portugais auraient donné au rhinocéros: et en effet ses pérégrinations en mer ont été nombreuses), dès son arrivée au Portugal après un voyage de quatre mois à travers l’océan, est immédiatement devenu une sorte de bête de foire, une attraction pour amuser les invités du roi et d’autres personnes. Des sources attestent que, pour confirmer la véracité de la croyance selon laquelle les rhinocéros étaient les ennemis naturels des éléphants, l’animal a été contraint de se battre contre un éléphant le jour de la Sainte-Trinité (7 juin) en 1515, bien que le combat n’ait pas eu lieu car la grosse trompe s’est enfuie. Pour les Européens de l’époque, voir un rhinocéros, c’était un peu comme regarder un animal de conte de fées, une bête qui jusqu’alors n’était connue qu’à travers les histoires de la littérature: il n’est pas exagéré de dire que, pour l’époque, voir un rhinocéros, c’était un peu comme voir une licorne. Manuel Ier pensa donc à renforcer ses relations diplomatiques avec les États pontificaux en remettant le cadeau au pape Léon X (qui, par ailleurs, possédait déjà un éléphant appelé Annone: il avait également été dessiné par Raphaël): L’animal fut ensuite réembarqué en 1516 en direction de Rome, et après une courte escale à Marseille pour que François Ier, roi de France, puisse également l’admirer, le navire coula dans le golfe de La Spezia, et le naufrage emporta également le rhinocéros, qui était enchaîné et n’a pu être sauvé. Le malheureux animal finit ses jours entre janvier et février 1516, noyé dans les eaux de Portovenere, et sa carcasse fut repêchée quelque temps plus tard au large de Villefranche-sur-Mer, en France: elle parvint tout de même au pontife, puisque le rhinocéros était empaillé. On ne sait pas ce qu’il est devenu: il aurait été détruit lors du sac de Rome en 1527, ou transféré à Florence pour enrichir les collections des Médicis, puis dispersé. Les vicissitudes de l’animal sont également relatées par l’humaniste Paolo Giovio (Côme, vers 1483 - Florence, 1552) qui, dans son Dialogo dell’imprese militari e amorose (Dialogue des entreprises militaires et amoureuses ), rappelle comment le rhinocéros avait été choisi pour l’emblème du duc Alessandro de Médicis: "Il me demanda donc un jour, avec instance, de lui trouver une belle prouesse pour ses armoiries selon cette signification. Et je choisis cet animal féroce appelé rhinocéros, ennemi capital de l’éléphant, qui, après avoir été envoyé à Rome pour combattre avec lui par Emanuello, roi du Portugal, et après avoir déjà été vu en Provence, où il est venu s’échouer, a été noyé par la mer à cause d’une rude fortune dans les rochers juste au-dessus de Portovenere.

Cependant, peu d’artistes ont pu voir le rhinocéros, et Dürer lui-même, comme nous l’avons dit, a dû se fier à ses sources. La nouvelle de l’arrivée de la bête avait été diffusée par Valentim Fernandes (documenté de 1495 à 1519), un imprimeur d’origine morave mais naturalisé portugais, qui fut l’un des premiers à la voir après le débarquement. Au cours de l’été 1515 (juin ou juillet), Fernandes avait écrit une lettre, rédigée en allemand (sa langue maternelle) et adressée à des destinataires non précisés vivant à Nuremberg, dans laquelle il décrivait l’animal prodigieux. L’original de la lettre a été perdu, mais une traduction italienne contemporaine est conservée à la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze: “Chers frères, le 20 de ce mois de mai 1515, ici à Lisbonne, la ville la plus noble de toute la Lusitanie, l’emporium le plus excellent d’aujourd’hui, est arrivé un animal appelé Rhynoceros par les Grecs et Ganda par les Indiens, envoyé par le plus puissant roi de l’Inde depuis la ville de Combaia pour l’offrir à ce très Sérénissime Emanuel, roi du Portugal”. Cet animal, à l’époque romaine, Pompée le Grand dans son zuochi, comme le dit Pline, était présenté au cirque avec d’autres animaux, était présenté au cirque avec d’autres animaux, ce Rhynoceron, dont on dit qu’il a une corne dans le nez et qu’il est un autre ennemi de l’éléphant, qui, devant se battre avec eux, aiguise sa corne en pointe et, dans la bataille, essaie de se blesser au ventre parce qu’il est beaucoup plus faible et plus tendre, et dont on dit qu’il est aussi long que l’éléphant, mais qu’il a des pattes plus courtes et qu’il est d’une couleur semblable à celle du buis". Cependant, Fernandes apporte également la preuve de l’affrontement avec l’éléphant mentionné ci-dessus. La lettre de Fernandes est importante car Dürer la connaissait et l’a utilisée pour réaliser le dessin préparatoire de son rhinocéros, aujourd’hui conservé au British Museum (il a d’ailleurs inséré un extrait du texte de Fernandes au pied du dessin). La lettre originale contenait probablement aussi quelques croquis que Dürer a pu utiliser pour son dessin (bien qu’ils n’aient pas été conservés). Autre témoin oculaire, le médecin florentin Giovanni Giacomo Penni a publié en 1515 un poème intitulé Forma e natura e costumi de lo Rinocerothe stato condutto im Portogallo dal capitano de la armata del rey e altre belle cose condutte dalle insule novamente trovate: sur la couverture, son œuvre littéraire portait une illustration rudimentaire du rhinocéros que Penni avait vu en personne (l’effet suscité par le rhinocéros est bien décrit dans ces endécasyllabes: “in his junta el capitano presato / al Re di Portogallo suo signore / uno animale rubesto ha presentato / che ad vederlo sol mette terrore. / celui-ci est bardé de sa propre chair / sa peau est ferme et d’une couleur étrange, / écaillée comme les jambes de l’entêtement / et résiste à tous les coups comme une enclume”). Et encore, une œuvre (que Dürer n’a pas vue, puisqu’elle se trouve à Lisbonne) exécutée par un sculpteur qui a pu admirer la bête à Lisbonne, c’est le relief en forme de rhinocéros qui orne l’un des murs de la Tour de Belém dans la capitale lusitanienne.

Parmi les premiers artistes à avoir été attirés par le rhinocéros, on trouve Hans Burgkmair (Augsbourg, 1473 - 1531) qui, à l’instar de son collègue et ami Dürer, réalisa en 1515 une estampe de rhinocéros beaucoup plus réaliste que celle de Dürer (bien qu’il faille dire que nous ne savons pas quel type de corrélation il y a entre les deux œuvres). En effet, on constate que le quadrupède n’a pas de deuxième corne sur le dos, les plis de la peau sont moins stylisés et géométriques, les écailles des pattes se transforment en rides plus naturalistes, les excroissances du corps sont plus irrégulières, on voit aussi l’animal enchaîné. Le fait que la gravure de Burgkmair (qui n’existe qu’en un seul exemplaire, conservé à l’Albertina de Vienne) soit plus proche de la réalité suggère que l’artiste d’Augsbourg s’est probablement basé sur les mêmes esquisses que Dürer. À mi-chemin entre Dürer et Burgkmair se trouve le rhinocéros représenté sur le livre d’heures de Maximilien Ier(Kaiser Maximilians I. Gebetbuch).Gebetbuch), un livre de prières réalisé en 1515 pour l’empereur: Attribué à l’atelier d’Albrecht Altdorfer (Regensburg, c. 1480 - 1538), il est considéré comme indépendant de Dürer malgré la présence similaire de la corne dorsale (il ne faut pas oublier que de nombreux auteurs anciens, comme Martial et Pausanias, ayant vu des rhinocéros africains parlent de deux cornes, et l’on peut émettre l’hypothèse que Dürer connaissait les textes anciens et...), (compte tenu également du fait que certains humanistes de la Renaissance ont commenté les textes sur les rhinocéros en soulignant la divergence entre ceux qui parlaient d’une corne et ceux qui parlaient de deux cornes, les ont mal compris), et partage avec la gravure de Burgkmair l’aspect ridé des pattes, le cou plus long que celui de Dürer, les moignons sur les pattes et l’aspect de la queue. Un autre rhinocéros rare du XVIe siècle, indépendant de celui de Dürer, est celui représenté par un illustrateur anonyme qui l’a inclus dans un incunable de la Naturalis historia de Pline, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque palatine de Parme: ce dessin est également beaucoup plus réaliste que celui de Dürer, mais nous n’avons aucune idée de la manière dont l’artiste parmesan inconnu a connu le rhinocéros. Nous pouvons en revanche nous faire une idée de la façon dont Raphaël (Urbino, 1483 - Rome, 1520) et Francesco Granacci (Bagno a Ripoli, 1469 - Florence, 1543) l’ont vu: le premier l’a inclus dans une fresque, peinte avec son collaborateur Giovanni da Udine (Udine, 1487 - Rome, 1561), représentant la Création des animaux dans les Loggias du Vatican, tandis que le second l’a inclus dans l’un des panneaux du coffre de mariage de Pierfrancesco Borgherini, aujourd’hui aux Offices, représentant Joseph présentant son père et ses frères au pharaon (l’animal est à l’arrière-plan, ce qui donne une touche d’exotisme à la scène). Raphaël et Granacci ont certainement vu à Rome le rhinocéros empaillé qui a été remis à Léon X après avoir fait naufrage à Porto Venere et retrouvé à Villefranche-sur-Mer.

Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 214 x 299, feuille 254 x 303 mm, exemplaire avec inscription en néerlandais de la sixième édition publiée à La Haye vers 1620 ; Londres, British Museum)
Albrecht Dürer, Rhinocéros (1515 ; gravure sur bois, 214 x 299 gravée, 254 x 303 mm en feuille, exemplaire avec inscription en néerlandais de la sixième édition publiée à La Haye vers 1620 ; Londres, British Museum)


Albrecht Dürer, Rhinocéros, dessin préparatoire (1515 ; plume et encre brune sur papier, 274 x 420 mm ; Londres, British Museum)
Albrecht Dürer, Rhinocéros, dessin préparatoire (1515 ; plume et encre brune sur papier, 274 x 420 mm ; Londres, British Museum)


Giovanni Giacomo Penni, Forma e natura e costumi de lo Rinocerothe (1515 ; imprimé ; Séville, Biblioteca Colombina)
Giovanni Giacomo Penni, Forma e natura e costumi de lo Rinocerothe (1515 ; estampe ; Séville, Biblioteca Colombina)


Sculpteur portugais, Rhinocéros (1515 ; Lisbonne, Tour de Belém)
Sculpteur portugais, Rhinocéros (1515 ; Lisbonne, Tour de Belém)


Hans Burgkmair, Rhinocéros (1515 ; gravure, 213 x 317 mm ; Vienne, Albertina, Graphische Sammlung)
Hans Burgkmair, Rhinocéros (1515 ; gravure, 213 x 317 mm ; Vienne, Albertina, Graphische Sammlung)


Atelier d'Albrecht Altdorfer, Rhinocéros, tiré du Livre d'heures de Maximilien I, fol. 33v (1515 ; Besançon, Bibliothèque Municipale)
Atelier d’Albrecht Altdorfer, Rhinocéros, tiré du Livre d’heures de Maximilien Ier, fol. 33v (1515 ; Besançon, Bibliothèque municipale)


Raphaël et Giovanni da Udine, Création des animaux (1518-1519 ; fresque ; Cité du Vatican, Loggias du Vatican)
Raphaël et Giovanni da Udine, Création des animaux (1518-1519 ; fresque ; Cité du Vatican, Loggias du Vatican)


Francesco Granacci, Joseph présente son père et ses frères au pharaon, détail (vers 1515 ; tempera sur panneau, 95 x 224 cm ; Florence, Offices)
Francesco Granacci, Joseph présente son père et ses frères à Pharaon, détail (vers 1515 ; tempera sur panneau, 95 x 224 cm ; Florence, Offices)

Comme le note l’universitaire Rosalba Dinoia dans le catalogue de l’exposition de Bagnacavallo sur le Rhinocéros de Dürer, “il est évident que les traits de l’animal ne correspondent pas exactement à la réalité”, puisque l’animal a une corne sur le dos, “sa peau ressemble à une armure, couverte d’écailles et de plaques imbriquées ; sur le cou, il a une collerette et ses pattes sont couvertes d’écailles”: en substance, “l’ensemble suggère une armure forgée à l’occasion de l’affrontement de la foire avec un éléphant lorsqu’il était à la cour de Manuel Ier, mais on peut aussi émettre l’hypothèse d’un rendu imaginatif de l’artiste qui a voulu restituer dans le jeu savant de la sculpture du bloc de bois non pas tant les traits réels que l’idée d’un animal fort et solide, répondant depuis longtemps aux attentes de l’imaginaire collectif”. L’image de Dürer eut une fortune immense (“retentissante et incontrôlée” comme la définit Giovanni Fara), et constitua pendant plus de deux siècles l’une des rares bases de représentation du pachyderme indien, malgré l’arrivée dans les années 1570 d’un autre rhinocéros, appelé Abada, qui vécut de 1577 à 1580 dans les jardins des rois portugais Sébastien Ier et Henri Ier et de 1580 à 1588 dans ceux de Philippe II d’Espagne, et fit l’objet d’une illustration réaliste par le graveur néerlandais Philippe Galle (Haarlem, 1537 - Anvers, 1612) en 1586 (qui n’eut cependant que peu de succès). Il existe un grand nombre d’œuvres illustrant des rhinocéros qui s’inspirent de la gravure sur bois très réussie de Dürer, par opposition à celles qui s’inspirent de la gravure de Burgkmair: il s’agit notamment de la Carte de la mer que le cartographe Martin Waldseemüller (Fribourg-en-Brisgau, 1470 - Saint-Dié-des-Vosges, 1520) réalise en 1516 et qui place curieusement le rhinocéros indien en Afrique. Le succès plus important de l’estampe de Dürer peut s’expliquer, selon le chercheur Colin T. Eisler, par le fait que son œuvre est certainement plus fascinante que celle de Burgkmair et que, par conséquent, malgré son aspect plus fantaisiste, elle a réussi à séduire davantage ses contemporains et au-delà, puisque l’écho du Rhinocéros s’est répercuté pendant au moins deux siècles. Et bien sûr, le succès commercial de Dürer a joué en sa faveur, ce qui explique sa plus grande diffusion, puisque son œuvre a fait l’objet de multiples tirages et réimpressions, contrairement à celle de Burgkmair, qui n’a connu qu’une seule impression.

Comme nous l’avons dit, l’une des premières attestations de la fortune du Rhinocéros de Dürer est l’entreprise d’Alessandro de Médicis, qui représente l’animal accompagné de la devise Non vuelvo sin v encer (“Je ne reviendrai pas sans avoir gagné”): Giovio lui-même a expliqué que la devise en espagnol était dérivée d’un vers latin (“Rhinoceros numquam victum ab hoste cedit”, ou “Le rhinocéros ne revient jamais vaincu par son ennemi”), que l’humaniste n’attribue à aucun auteur, mais il est concevable qu’il s’agisse de son invention puisque, dans l’une de ses œuvres, ce vers est cité comme faisant partie d’un couplet qui décorait une pièce de sa résidence. Toujours du XVIe siècle, le rhinocéros que le Flamand Abraham de Bruyn (Anvers, 1538 - Cologne, 1587) inclut en 1578 dans une série de représentations des animaux du monde, gravée en forme de frise. Un autre artiste qui fait écho à Dürer est l’un des initiateurs de l’art botanique et animalier, l’Allemand David Kandel (Strasbourg, 1520 - 1592), dont le rhinocéros figure dans la Cosmographia de Sebastian Münster de 1598. On retrouve ensuite le rhinocéros de Dürer dans une tapisserie flamande conservée au château de Kronborg au Danemark, datant d’environ 1550, l’une des premières représentations en couleur de la foire. Un autre rhinocéros en couleur est celui représenté par le voyageur Caspar Schmalkalden (Friedrichroda, 1616 - Gotha, 1673): Schmalkalden s’est effectivement rendu en Asie, mais on ne sait pas s’il a vu un rhinocéros vivant. Ce qui est certain, c’est que sa bête, bien qu’elle diffère de celle de Dürer par l’absence de la corne dorsale, reprend certaines caractéristiques de la gravure de 1515 (par exemple, cette sorte de décoration en forme d’étoile sur le dos). En Italie aussi, il existe des preuves importantes de la fortune du Rhinocéros de Dürer: On le trouve modelé dans la grotte des animaux de la Villa Medicea di Castello, dans les environs de Florence, on en trouve un autre en bronze, œuvre d’un disciple de Giambologna (Jean de Boulogne ; Douai, 1529 - Florence, 1608), dans l’un des panneaux du portail gauche de la cathédrale de Pise, et un naturaliste comme Ulisse Aldrovandi (Bologne, 1522 - 1605) l’a également utilisé pour son Quadrupedum omnium bisulcorum historia publié à titre posthume en 1621. Aldrovandi n’est pas le seul scientifique à s’être appuyé sur Dürer: on retrouve également son rhinocéros dans l’Historia animalium du Suisse Conrad Gessner (Zurich, 1516 - 1565), publié dans les années 1550.

Il faut remonter au XVIIIe siècle pour trouver un autre rhinocéros qui a suscité le même émoi que celui du roi Manuel Ier: il s’agit d’un spécimen femelle, Clara, débarquée dans le port de Rotterdam en 1741 (elle a été amenée en Europe par un officier de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, Douwe Mout van der Meer, qui a ensuite fait fortune en tant que simple propriétaire de l’animal). Clara est le cinquième rhinocéros provenant de l’animal de Manuel Ier: pendant dix-sept ans, jusqu’à sa mort en 1758, Clara n’a cessé de parcourir l’Europe, comme une sorte de rock star, devenant souvent une attraction pour le public lors de nombreuses expositions. Là encore, les représentations sont innombrables: il suffit de rappeler le tableau de Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 - Beauvais, 1755), qui la met en scène dans une prairie, ou celui, très célèbre, de Pietro Longhi (Venise, 1701 - 1785), où Clara est l’attraction la plus frappante du carnaval de Venise de 1751.

Philippe Galle, Rhinocéros (1586 ; gravure ; collection privée)
Philippe Galle, Rhinocéros (1586 ; gravure ; collection privée)


Martin Waldseemüller, Carte marine, détail de la feuille 6 (1516 ; gravure sur bois, feuille 455 x 620 mm ; Washington, Library of Congress)
Martin Waldseemüller, Carte marine, détail de la feuille 6 (1516 ; gravure sur bois, feuille 455 x 620 mm ; Washington, Library of Congress)


La devise d'Alessandro de Médicis tirée du Dialogo dell'imprese militari et amorose de Paolo Giovio (Venise, 1557)
La devise d’Alessandro de Médicis, tirée du Dialogo dell’imprese militari et amorose de Paolo Giovio (Venise, 1557)


Abraham de Bruyn, Un éléphant, un dragon, un reptile, un rhinocéros, une chèvre et deux girafes (seconde moitié du XVe siècle ; gravure, 52 x 21 mm ; Londres, Wellcome Collection)
Abraham de Bruyn, Un éléphant, un dragon, un reptile, un rhinocéros, une chèvre et deux girafes (seconde moitié du XVe siècle ; gravure, 52 x 21 mm ; Londres, Wellcome Collection)


David Kandel, Rhinocéros (1598 ; gravure ; collection privée)
David Kandel, Rhinocéros (illustration tirée de la Cosmographia de Sebastian Münster publiée en 1598 ; collection privée)


Manufacture hollandaise, tapisserie avec rhinocéros (1550 ; Kronborg, château de Kronborg)
Manufacture hollandaise, tapisserie avec Rhinocéros (1550 ; Kronborg, château de Kronborg)


Caspar Schmalkalden, Rhinocéros, panneau illustré du West- und Ost-Indianische Reisebeschreibung (1642-1645 ; illustration en couleurs ; Gotha, Schloss Friedenstein)
Caspar Schmalkalden, Rhinocéros, panneau illustré de la West- und Ost-Indianische Reisebeschreibung (1642-1645 ; illustration en couleur ; Gotha, Schloss Friedenstein)


Niccolò Pericoli dit Tribolo, Giambologna et autres, Grotte des animaux (1540-1541 ; groupe sculptural ; Florence, Villa Medicea di Castello)
Niccolò Pericoli dit Tribolo, Giambologna et autres, Grotte des animaux (1540-1541 ; groupe sculptural ; Florence, Villa Medicea di Castello). Ph. Crédit Francesco Bini


École de Giambologna, Rhinocéros, panneau du portail gauche de la cathédrale de Pise (1595 ; bronze ; Pise, cathédrale)
École de Giambologna, Rhinocéros, panneau du portail gauche de la cathédrale de Pise (1595-1602 ; bronze ; Pise, cathédrale). Ph. Crédit: Fenêtres sur l’art


Le rhinocéros illustré dans l'ouvrage Quadrupedum omnium bisulcorum historia d'Ulisse Aldrovandi (publié en 1621)
Le rhinocéros illustré dans Quadrupedum omnium bisulcorum historia d’Ulisse Aldrovandi (publié en 1621)


Le rhinocéros illustré dans l'Historia animalium de Conrad Gessner (publié entre 1551 et 1558)
Le rhinocéros illustré dans Historia animalium de Conrad Gessner (publié en 1551-1558)


Jean-Baptiste Oudry, Le rhinocéros Clara à Paris en 1749 (1749 ; huile sur toile, 310 x 456 cm ; Schwerin, Staatliches Museum)
Jean-Baptiste Oudry, Le rhinocéros Clara à Paris en 17 49 (1749 ; huile sur toile, 310 x 456 cm ; Schwerin, Staatliches Museum)


Pietro Longhi, Le Rhinocéros (1751 ; huile sur toile, 62 x 50 cm ; Venise, Ca' Rezzonico, Museo del Settecento Veneziano)
Pietro Longhi, Le Rhinocéros (1751 ; huile sur toile, 62 x 50 cm ; Venise, Ca’ Rezzonico, Museo del Settecento Veneziano)

On a dit que les naturalistes regardaient aussi les gravures de Dürer avec un vif intérêt, et c’est précisément ce rapport à la science, à propos du Rhinocéros, qui a fait l’objet d’une étude approfondie de l’universitaire Elena Filippi à l’occasion de l’exposition de la collection Remondini qui s’est tenue à Bassano au début de l’année 2019. "La mesure et le dessin, écrit l’historienne de l’art, constituaient pour Dürer une méthode indispensable d’accès à la réalité, et il s’efforçait de faire en sorte que ses descriptions d’êtres vivants possèdent une valeur objective et conformiste, répondant à des critères géométriques et à de justes proportions. Mais ses études de plantes et d’animaux [...] vont au-delà de la restitution exacte de l’aspect naturaliste. Même son rhinocéros est un exemple de la façon dont il a mis en pratique la demande qu’il adressait à l’art, à savoir rendre visibles les caractéristiques extérieures des choses(natura naturata) et exposer leur essence(natura naturans)“. Filippi affirme que ”le Rhinocéros de Dürer marque un tournant historique“ en ce qu’il ”met en évidence une nouvelle dynamique entre l’expérience artistique et les données de la nature“ et parce qu’il marque ”une transformation du concept d’imitation" à une époque où la nature même de l’art faisait l’objet d’un débat: les intellectuels de l’époque se demandaient si l’art devait être uniquement une imitation ou si l’extérieur du créateur devait se manifester dans le produit final. Le Rhinocéros de Dürer n’est donc pas seulement une œuvre qui a connu un énorme succès, mais il peut aussi être considéré comme une sorte de symbole de son époque.

Et en effet, l’œuvre, comme on l’a dit, a connu un grand succès, dû “à la fois au hasard et au génie” de l’artiste, selon Tim H. Clarke. Dürer n’a pu voir qu’une seule édition de son Rhinocéros, la fortune de la gravure sur bois étant essentiellement posthume: deux autres éditions datent de la cinquième décennie du XVIe siècle, et ce sont les éditions des années 1940 qui ont assuré la plus grande diffusion de l’œuvre. Deux autres éditions ont suivi dans les dernières années du siècle, et entre-temps l’œuvre avait commencé à franchir les frontières de l’Allemagne, car il existe également deux éditions imprimées en Hollande, à partir de la matrice originale. Aujourd’hui encore, le Rhinocéros reste l’une des œuvres les plus curieuses et les plus discutées du grand artiste allemand.

Bibliographie de référence

  • Diego Galizzi, Patrizia Foglia, Albrecht Dürer. Il privilegio dell’inquietudine, catalogue d’exposition (Bagnacavallo, Museo Civico delle Cappuccine, du 21 septembre 2019 au 19 janvier 2020), Ceribelli editore, 2019.
  • Chiara Casarin et Roberto Dalle Nogare (eds.), Albrecht Dürer. La collezione Remondini, catalogue d’exposition (Bassano del Grappa, Musei Civici, du 20 avril au 30 septembre 2019), Marsilio, 2019
  • Maria Agata Pincelli, Gli umanisti e il rinoceronte passando per Dürer in Machtelt Israëls (ed.), Renaissance Studies in Honor of Joseph Connors, Officina Libraria, 2013, pp. 445-452
  • Giovanni M. Fara, Albrecht Dürer: originals, copies, derivations, Olschki, 2007
  • Colin T. Eisler, Les animaux de Dürer, Smithsonian Institute Press, 1991
  • Hermann Walter, Contributions sur la réception humaniste de la zoologie ancienne. New documents for the genesis of Albrecht Dürer’s ’1515 RHINOCERVS’ in Studi umanistici piceni, IX (1980), pp. 267-277
  • Tim H. Clarke, The rhinoceros from Dürer to Stubbs, Sotheby’s Publications, 1986.


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