Saul Leiter et l'esthétique du presque : quand l'art transforme le temps en émotion


Saul Leiter transforme la réalité en images suspendues, où la lumière et la couleur racontent la fragilité du temps. Entre photographies et peintures, son art est une invitation à regarder avec une attention subtile, un art qui rend compte d'un monde intime, délicat et en constante évolution.

La pluie adoucit les bords, brouille les lignes, désactive la géométrie habituelle des choses. Elle produit une autre topographie du visible, dans laquelle la solidité des formes cède la place à une logique plus souple, plus ouverte à l’erreur et à la variation. Les volumes s’amincissent, les surfaces se courbent, la lumière se diffuse de manière inattendue, transformant le verre et les flaques d’eau en instruments d’optique. Le réel est redessiné. Et c’est précisément dans cette réécriture silencieuse que l’œil de Saul Leiter se greffe comme un corps immergé dans un environnement qui l’appelle à une nouvelle forme d’attention.

Pour bien comprendre sa poétique, celle qui découle de cette écoute atmosphérique qui transforme le quotidien en apparition, il suffit d’observer un film tourné au printemps 2013. Leiter est dans son studio d’East Village, assis à côté de la grande fenêtre qui l’a accompagné pendant des décennies. À ses côtés, Margit Erb, amie et galeriste, manie l’appareil photo. Autour d’eux, des piles désordonnées de tirages photographiques, de tasses à café, d’aquarelles tachées et oubliées. Leiter prend une peinture, la regarde et sourit. “Le problème avec mes peintures, c’est que je ne les fais pas toutes en même temps”, dit-il. Puis il ajoute : “Parfois, j’oublie. Parfois, je les modifie. Parfois, je les retravaille. Le fait que j’aie commencé un tableau ne signifie pas que je l’ai terminé”. Il rit à nouveau en racontant que De Kooning a aimé l’une de ses œuvres parce qu’un papier hygiénique s’y était collé pendant le séchage et qu’il avait décidé de le laisser là. Pas par provocation, mais par inclination. Car ce que Leiter recherchait, finalement, c’était l’imprécision, le presque rien. Et de même qu’il pouvait facilement laisser un tableau inachevé, dans les photographies, il laissait l’image osciller entre présence et disparition.

Lorsque Saul Leiter arrive à New York, il a une vingtaine d’années et encore moins de certitudes. Pendant quelques nuits, il a dormi à Central Park, sans abri, avec pour seule idée que l’art pourrait peut-être le sauver. Bientôt, il trouve un appartement dans Perry Street à Greenwich Village et s’accroche aux quelques affections qui lui restent. De temps en temps, il va voir une tante à Brooklyn et se divertit en téléphonant à sa mère, qui continue à s’inquiéter pour lui comme seules les mères peuvent le faire. “Elle s’inquiétait toujours pour moi”, raconte-t-il. “Elle s’inquiétait de me maintenir à flot. Et elle m’a maintenu à flot pendant longtemps”. C’est au cours de ces années qu’il rencontre Richard Pousette-Dart, l’un des plus jeunes expressionnistes abstraits, et c’est à la même époque que Saul commence à réaliser des portraits en noir et blanc, avec une attention silencieuse qui part de l’intérieur de l’image. Une attention qui, déjà à l’époque, semblait regarder au-delà de la surface. Pousette-Dart devient l’un de ses premiers sujets, mais aussi son premier mécène : il montre le travail du jeune homme à la galeriste Betty Parsons, qui lui propose de l’exposer.

Saul Leiter, publicité pour Miller Shoes, 1957 © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, publicité pour Miller Shoes, 1957 © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, Ana, années 1950 © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, Ana, années 1950 © Saul Leiter Foundation

Le garçon, intimidé, a refusé. Il n’avait pas l’argent nécessaire pour encadrer les tableaux. Mais surtout, il n’avait pas trouvé le courage d’y croire vraiment. “Cela aurait pu être une bonne chose”, dira-t-il plus tard. "J’aurais pu faire partie du premier mouvement expressionniste abstrait.

Il n’y a pas de colère dans ses souvenirs, mais une acceptation tranquille de quelqu’un qui, à un moment donné, a choisi de rester en marge. Leiter a toujours semblé ne pas rechercher la clameur : il projetait ses photographies sur le mur plat. C’est tout ce dont il a besoin : un petit groupe d’amis, quelques chaises branlantes et la lumière rouge qui se brise sur le mur comme une prière.

Pendant ce temps, il continue à peindre. Seules ses premières œuvres sont à l’huile, car il préfère l’eau avec son indécision et la façon dont la couleur s’étend sans contrôle. Les magazines commencent à s’intéresser à lui et à ses photographies au cours de la décennie suivante : Life publie deux séries qui restent aujourd’hui parmi ses œuvres en noir et blanc les plus intenses : Wedding as a Funeral et Shoes of the Shoeshine Man. Il s’agit d’exercices d’ironie quotidienne discrète, où chaque détail est chargé d’un double fond mélancolique. Dans Mariage funèbre, le paradoxe est dans l’apparence. C’est une célébration qui, à travers l’objectif de Leiter, se transforme en une veillée funèbre. Life Magazine a raconté que le photographe passait une grande partie de ses journées à rechercher l’incongruité, convaincu qu’une beauté sans faille pouvait, avec la bonne coupe visuelle, révéler une difformité déconcertante ; et que l’évidence, si elle était saisie au moment exact, pouvait restaurer le frisson de l’absurde. En ce jour gris de la Cinquième Avenue, il vit une foule rassemblée à l’extérieur d’une église et, attiré par la fixité attentive de ceux qui se tenaient à l’extérieur et le calme presque funèbre de ceux qui en sortaient, il souleva son Laica et prit des photos. Les images qui en résultent ressemblent à un récit de deuil, mais il s’agit en fait d’un mariage. Tout cela parce que Leiter n’était pas intéressé à enregistrer la vérité de l’événement, car son regard était déjà ailleurs, dans cette légère interférence entre le paraître et l’apparence, entre le geste qui célèbre et celui qui retient le chagrin. Ses photographies insinuent, interrogent et cadrent le monde toujours lorsqu’il semble sur le point de céder, de s’effondrer. Et il n’y a jamais de jugement, seulement un sens profond de la fugacité des choses, une légèreté triste qui ne tombe jamais dans la dérision. D’ailleurs, dans le titre même, paradoxal, il révèle une acuité aiguë : il n’y a pas de fête qui ne contienne déjà sa fin, pas d’union qui ne porte en elle le germe de la séparation.

Dans l’univers de Saul Leiter, la peinture n’a jamais été une alternative à la photographie, mais plutôt le souffle originel, le geste premier par lequel il tente de toucher le temps. Il a commencé à peindre très jeune, vers 1938, et n’a jamais cessé jusqu’à quelques semaines avant sa mort, le 26 novembre 2013. Il a passé des années et des années dans une pratique quotidienne, obstinée et silencieuse qui a précédé et traversé toute sa parabole photographique. Leiter a peint pour rester en vie, pour éloigner la solitude, pour traduire une intuition en matière, pour sentir qu’il est encore possible d’incarner ce qui n’a pas encore de forme. Dans ses archives se trouvent aujourd’hui plus de quatre mille œuvres, principalement des aquarelles, mais aussi des gouaches, des encres et des peintures sur photographies, avec une liberté qui mélange les techniques, les supports, les intentions. La couleur, dans son travail, n’a rien de décoratif ou d’illustratif. Elle ne sert pas à distinguer ou à mettre en valeur, mais devient un élément structurel de l’image, son climat, sa voix.

Ses rouges sont denses, traversés par une matière visuelle qui les rend poreux, stratifiés, presque blessés. Ce sont des pigments qui n’accompagnent pas le contenu, mais le rendent possible. Il considérait la couleur comme une forme de pensée autonome, et même ses références (Bonnard, Morandi, Rothko) n’étaient jamais photographiques, mais profondément liées à cette peinture qui traitait la lumière comme une substance, comme un événement à l’intérieur de l’image.

Ainsi, même ses photographies ne semblent pas chercher le moment où quelque chose se passe, mais celui où tout s’arrête, se dilate, se dispose à être vu sans s’imposer. Dans sa production, la frontalité est une exception. Les sujets ne se montrent que partiellement, ils traversent l’espace, ils restent toujours juste en dehors de l’image dans des zones erronées, déséquilibrées, floues : un visage derrière une vitre, une figure coupée par une ombre, une femme qui tourne le dos tandis que la lumière estompe les bords de son manteau. La composition se développe précisément par l’absence de centre, par le déplacement de l’attention. Leiter construit des images qui reposent sur l’équilibre précaire des détails, sur le vide qui maintient les formes ensemble, sur la transparence qui brouille l’intérieur et l’extérieur, le public et le privé, l’attente et le passage. Dans cette suspension continue.

Saul Leiter, Sans titre, s.d. © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, Sans titre, s.d. © Saul Leiter Foundation

Dans ces mêmes années où New York célèbre les gestes monumentaux de l’expressionnisme abstrait avec des toiles gigantesques, la rhétorique de l’ego et la confrontation physique avec la surface, Leiter reste fidèle à l’échelle minuscule, à l’acte intime. Franz Kline, par exemple, lui avait dit : “Si seulement tu travaillais en grand, tu ferais partie des garçons”. Mais il ne voulait pas être l’un des garçons. Il ne voulait pas devenir grand, il voulait rester réel. Ses photographies, comme ses peintures, sont de petits jazz domestiques, des improvisations sans partition, des esquisses d’une pensée qui devient un geste, d’une émotion qui affleure sans tapage.

Dans les années 1970, alors que sa carrière dans la mode s’achève, Saul Leiter passe des journées entières dans une chambre noire d’East Village, tirant de manière quasi obsessionnelle des milliers de négatifs en noir et blanc : des femmes qu’il a aimées, des pièces traversées par une lumière fatiguée, des fragments d’une vie qu’il a préféré ne pas exposer. Il a créé un livre , In My Room, qui n’a jamais vu le jour de son vivant, comme si, pendant des décennies, Leiter avait gardé ces portraits intimes, profondément affectueux et jamais suffisants ou illustratifs, de la même manière que l’on garde un secret trop fragile pour que le monde puisse le voir. Dans ces images, souvent prises à travers une porte à demi fermée, un miroir, une distance domestique qui ne devient jamais du voyeurisme, il y a tout son regard : pictural, respectueux, mélancolique. Ses femmes dorment, rient, se déshabillent ou lisent et ne sont ni des muses, ni des fantômes érotiques, mais des présences réelles, têtues dans leur irréductible réalité. Certaines photographies comme celles de la série Lanesville de 1958 (le seul noyau de nus en couleur) préfigurent déjà son futur travail pour Harper’s Bazaar, mais elles ne participent pas à l’esthétique brillante du désir. Elles sont plutôt la tentative la plus douce de conserver quelque chose que le temps, impitoyable, n’a cessé d’emporter.

Après sa mort, les tiroirs poussiéreux de son atelier ont révélé ce que Leiter avait gardé sous silence toute sa vie : une archive sans fin de petites bribes (comme il les appelait) découpées, froissées, glissées entre les pages de livres, comme si l’œuvre n’avait jamais été destinée au mur d’un musée, mais à l’acte bien plus cruel et quotidien de se souvenir. Certains étaient des nus peints à la main, avec la même palette que ses aquarelles, d’autres étaient des spécimens imprimés avec les bords triangulaires encore visibles, jamais finis, jamais arrangés comme le montre la photographie de Jay de 1957. Dans chaque cas, la même attention méticuleuse est portée au détail qui ne peut être répété, au visage qui se déplace juste un peu, à la lumière qui ne tombe que là, à cet endroit exact et parfait. Il n’y a jamais de légende ni de désir d’expliquer et lui-même, lorsqu’on lui demandait l’identité des femmes représentées, répondait par une question : “Pouvez-vous garder un secret ?” et immédiatement après, sans attendre la réponse, il souriait : “Moi aussi”. Dans ces images redécouvertes, il y a tout ce qui échappe à la chronique de la photographie et à la rhétorique de la révélation : il y a un homme qui regarde, et en regardant il ne vole pas, il ne se déshabille pas, il ne pose pas. Il y a un homme qui a traversé le siècle d’un pas de côté, en restant dans une chambre pendant que le monde courait ailleurs, et qui a confié la part la plus authentique de son regard à de petites présences.

Une image extrêmement forte, par exemple, est celle de Jay dans la baignoire, datée d’environ 1958 : le corps immergé dans l’eau, le tissu recouvrant le pubis, la tête penchée, le regard baissé vers lui-même. C’est un portrait chaste et cru à la fois, où le désir s’équilibre entre pudeur et abandon. Où la transparence laiteuse de l’eau et la coupe photographique proche mais jamais intrusive racontent une vulnérabilité traversée par la beauté. Ou encore, dans la double œuvre qui la représente assise, une cigarette entre les doigts, la comparaison entre la photographie de 1963 et la réélaboration picturale des années 1990 montre comment, pour l’artiste, la mémoire n’est jamais figée, mais en constante métamorphose. La couleur se stratifie et le papier devient peau, retenant le temps tout en lui permettant de s’échapper. Jay semble absorbée, vivante et, dans la version peinte, presque transfigurée, immergée dans un monde de teintes aquatiques et de formes insaisissables. Elle est toujours là, mais elle est aussi ailleurs, et le corps devient un écho, tandis que la pose est un vestige qui émerge et se dissout.

Et puis il y a Dottie, la femme qui, selon le témoignage de ceux qui ont travaillé aux côtés de Leiter, “savait être innocente à un moment et terriblement séduisante l’instant d’après”. Les photographies exposées à Monza, toutes non datées, racontent un temps qui s’étire dans la lumière coupée de l’après-midi. Les reflets dessinent des géométries sur son visage, ses bras, son cou. Le corps se fragmente, comme si le regard de Leiter circulait autour d’elle sans jamais l’envahir. La fenêtre semble fermée, la pièce est silencieuse, le désir devient lumière. C’est une danse d’ombre et de lumière, où la forme est caressée sans jamais être définie.

Enfin, Inez. L’une des images les plus intenses (photographiée vers 1947 et peinte près de quarante ans plus tard) la montre allongée sur un lit défait, les jambes inégalement pliées et les bras tendus au-delà du bord du matelas, comme dans une reddition physique, épuisée et douce. Sa tête est inclinée vers l’arrière, tombant presque du lit, sa bouche est entrouverte et son regard ne fixe pas l’appareil photo mais le frôle. Le sein nu, poussé par la torsion, est exposé avec un naturel qui ne cherche pas l’effet : ce n’est pas un corps posé, mais un corps qui se tient simplement et fragilement dans le temps. Tout autour, la pièce est animée par des draps froissés, un livre à la couverture pliée, une boîte ouverte sur le sol. Rien n’est caché, rien n’est souligné. C’est le réel, laissé faire.

Mais c’est dans le tableau, réalisé des années plus tard, que tout change. Leiter intervient à la gouache et à l’aquarelle, transfigurant la chair en couleur. Les limites anatomiques se perdent dans une vibration de pourpres, de verts, d’oranges et le corps devient peinture, et la peinture, mémoire. Ces images, vues ensemble, parlent de quelque chose qui va au-delà de la photographie, au-delà de l’intimité, au-delà même de l’amour. Elles parlent d’une fidélité obstinée à ce qui coule contre le vent : un temps minuscule, sensuel, imparfait. Un temps qui ne s’adapte pas, qui ne s’accélère pas, qui ne se donne pas à voir nécessairement. L’image, chez Saul Leiter, n’est jamais un cri ou une affirmation : c’est un murmure qui s’incarne, un corps qui retient une caresse même quand la peau n’est plus là. C’est une forme de résistance charnelle à la frénésie du monde. Ses plans sont comme des haïkus visuels, construits à partir de très peu d’éléments regardés de côté qui se condensent en une émotion fragile et retenue. C’est dans cette grammaire minimale et suspendue que se dessine l’image de Maria, l’une de ses photographies les plus lyriques et les plus complexes : une femme absorbée devant une vitre, coincée entre des affiches, des reflets et des ombres qui se superposent comme des plans de conscience. Rien n’est clair, tout est visible. Sa silhouette, douloureuse et absorbée, ne s’impose pas, mais émerge faiblement. Elle est là, mais ailleurs, et semble appartenir plus à la mémoire qu’à la réalité.

Telle est la poétique de Leiter : l’art de regarder sans envahir, de composer sans exposer, de rendre le monde non pas tel qu’il apparaît, mais tel qu’on le ressent en le regardant de l’intérieur. Dans ses photographies (comme dans ses nus peints, dans les spécimens déchirés, dans les détails domestiques accumulés comme un langage privé), il n’y a qu’une seule chose qui compte vraiment, c’est la possibilité d’habiter le rebut, de rester. Observer ce qui nous traverse et nous dépasse, rester immobile dans l’instant qui nous retient.

La pluie adoucit les bords, brouille les lignes, désactive la géométrie habituelle des choses. Elle produit une autre topographie du visible, dans laquelle la solidité des formes cède la place à une logique plus souple, plus ouverte à l’erreur et à la variation. Les volumes s’amincissent, les surfaces se courbent, la lumière se diffuse de manière inattendue, transformant le verre et les flaques d’eau en instruments d’optique. Le réel est redessiné. Et c’est précisément dans cette réécriture silencieuse que l’œil de Saul Leiter se greffe comme un corps immergé dans un environnement qui l’appelle à une nouvelle forme d’attention.

Pour bien comprendre sa poétique, celle qui découle de cette écoute atmosphérique qui transforme le quotidien en apparition, il suffit d’observer un film tourné au printemps 2013. Leiter est dans son studio d’East Village, assis à côté de la grande fenêtre qui l’a accompagné pendant des décennies. À ses côtés, Margit Erb, amie et galeriste, manie l’appareil photo. Autour d’eux, des piles désordonnées de tirages photographiques, de tasses à café, d’aquarelles tachées et oubliées. Leiter prend une peinture, la regarde et sourit. “Le problème avec mes peintures, c’est que je ne les fais pas toutes en même temps”, dit-il. Puis il ajoute : “Parfois, j’oublie. Parfois, je les modifie. Parfois, je les retravaille. Le fait que j’aie commencé un tableau ne signifie pas que je l’ai terminé”. Il rit à nouveau en racontant que De Kooning a aimé l’une de ses œuvres parce qu’un papier hygiénique s’y était collé pendant le séchage et qu’il avait décidé de le laisser là. Pas par provocation, mais par inclination. Car ce que Leiter recherchait, finalement, c’était l’imprécision, le presque rien. Et de même qu’il pouvait facilement laisser un tableau inachevé, dans les photographies, il laissait l’image osciller entre présence et disparition.

Lorsque Saul Leiter arrive à New York, il a une vingtaine d’années et encore moins de certitudes. Pendant quelques nuits, il a dormi à Central Park, sans abri, avec pour seule idée que l’art pourrait peut-être le sauver. Bientôt, il trouve un appartement dans Perry Street à Greenwich Village et s’accroche aux quelques affections qui lui restent. De temps en temps, il va voir une tante à Brooklyn et se divertit en téléphonant à sa mère, qui continue à s’inquiéter pour lui comme seules les mères peuvent le faire. “Elle s’inquiétait toujours pour moi”, raconte-t-il. “Elle s’inquiétait de me maintenir à flot. Et elle m’a maintenu à flot pendant longtemps”. C’est au cours de ces années qu’il rencontre Richard Pousette-Dart, l’un des plus jeunes expressionnistes abstraits, et c’est à la même époque que Saul commence à réaliser des portraits en noir et blanc, avec une attention silencieuse qui part de l’intérieur de l’image. Une attention qui, déjà à l’époque, semblait regarder au-delà de la surface. Pousette-Dart devient l’un de ses premiers sujets, mais aussi son premier commanditaire : il montre le travail du jeune homme à la galeriste Betty Parsons, qui lui propose de l’exposer.

Le garçon, intimidé, décline l’offre. Il n’avait pas les moyens d’encadrer ses peintures. Mais surtout, il n’avait pas trouvé le courage d’y croire vraiment. “Cela aurait pu être une bonne chose”, dira-t-il plus tard. "J’aurais pu faire partie du premier mouvement expressionniste abstrait.

Il n’y a pas de colère dans ses souvenirs, mais une acceptation tranquille de quelqu’un qui, à un moment donné, a choisi de rester en marge. Leiter a toujours semblé ne pas rechercher la clameur : il projetait ses photographies sur le mur plat. C’est tout ce dont il a besoin : un petit groupe d’amis, quelques chaises branlantes et la lumière rouge qui se brise sur le mur comme une prière.

Pendant ce temps, il continue à peindre. Seules ses premières œuvres sont à l’huile, car il préfère l’eau avec son indécision et la façon dont la couleur s’étend sans contrôle. Les magazines commencent à s’intéresser à lui et à ses photographies au cours de la décennie suivante : Life publie deux séries qui restent aujourd’hui parmi ses œuvres en noir et blanc les plus intenses : Wedding as a Funeral et Shoes of the Shoeshine Man. Il s’agit d’exercices d’ironie quotidienne discrète, où chaque détail est chargé d’un double fond mélancolique. Dans Mariage funèbre, le paradoxe est dans l’apparence. C’est une célébration qui, à travers l’objectif de Leiter, se transforme en une veillée funèbre. Life Magazine a raconté que le photographe passait une grande partie de ses journées à rechercher l’incongruité, convaincu qu’une beauté sans faille pouvait, avec la bonne coupe visuelle, révéler une difformité déconcertante ; et que l’évidence, si elle était saisie au moment exact, pouvait restaurer le frisson de l’absurde. En ce jour gris de la Cinquième Avenue, il vit une foule rassemblée à l’extérieur d’une église et, attiré par la fixité attentive de ceux qui se tenaient à l’extérieur et le calme presque funèbre de ceux qui en sortaient, il souleva son Laica et prit des photos. Les images qui en résultent ressemblent à un récit de deuil, mais il s’agit en fait d’un mariage. Tout cela parce que Leiter n’était pas intéressé à enregistrer la vérité de l’événement, car son regard était déjà ailleurs, dans cette légère interférence entre le paraître et l’apparence, entre le geste qui célèbre et celui qui retient le chagrin. Ses photographies insinuent, interrogent et cadrent le monde toujours lorsqu’il semble sur le point de céder, de s’effondrer. Et il n’y a jamais de jugement, seulement un sens profond de la fugacité des choses, une légèreté triste qui ne tombe jamais dans la dérision. D’ailleurs, dans le titre même, paradoxal, il révèle une acuité aiguë : il n’y a pas de fête qui ne contienne déjà sa fin, pas d’union qui ne porte en elle le germe de la séparation.

Dans l’univers de Saul Leiter, la peinture n’a jamais été une alternative à la photographie, mais plutôt le souffle originel, le geste premier par lequel il tente de toucher le temps. Il a commencé à peindre très jeune, vers 1938, et n’a jamais cessé jusqu’à quelques semaines avant sa mort, le 26 novembre 2013. Il a passé des années et des années dans une pratique quotidienne, obstinée et silencieuse qui a précédé et traversé toute sa parabole photographique. Leiter a peint pour rester en vie, pour éloigner la solitude, pour traduire une intuition en matière, pour sentir qu’il est encore possible d’incarner ce qui n’a pas encore de forme. Dans ses archives se trouvent aujourd’hui plus de quatre mille œuvres, principalement des aquarelles, mais aussi des gouaches, des encres et des peintures sur photographies, avec une liberté qui mélange les techniques, les supports, les intentions. La couleur, dans son travail, n’a rien de décoratif ou d’illustratif. Elle ne sert pas à distinguer ou à mettre en valeur, mais devient un élément structurel de l’image, son climat, sa voix.

Ses rouges sont denses, traversés par une matière visuelle qui les rend poreux, stratifiés, presque blessés. Ce sont des pigments qui n’accompagnent pas le contenu, mais le rendent possible. Il considérait la couleur comme une forme de pensée autonome, et même ses références (Bonnard, Morandi, Rothko) n’étaient jamais photographiques, mais profondément liées à cette peinture qui traitait la lumière comme une substance, comme un événement à l’intérieur de l’image.

Ainsi, même ses photographies ne semblent pas chercher le moment où quelque chose se passe, mais celui où tout s’arrête, se dilate, se dispose à être vu sans s’imposer. Dans sa production, la frontalité est une exception. Les sujets ne se montrent que partiellement, ils traversent l’espace, ils restent toujours juste en dehors de l’image dans des zones erronées, déséquilibrées, floues : un visage derrière une vitre, une figure coupée par une ombre, une femme qui tourne le dos tandis que la lumière estompe les bords de son manteau. La composition se développe précisément par l’absence de centre, par le déplacement de l’attention. Leiter construit des images qui reposent sur l’équilibre précaire des détails, sur le vide qui maintient les formes ensemble, sur la transparence qui brouille l’intérieur et l’extérieur, le public et le privé, l’attente et le passage. Dans cette suspension continue.

Dans ces mêmes années où New York célébrait les gestes monumentaux de l’expressionnisme abstrait avec des toiles gigantesques, la rhétorique de l’ego et la confrontation physique avec la surface, Leiter restait fidèle à l’échelle minuscule, à l’acte intime. Franz Kline, par exemple, lui avait dit : “Si seulement tu travaillais en grand, tu ferais partie des garçons”. Mais il ne voulait pas être l’un des garçons. Il ne voulait pas devenir grand, il voulait rester réel. Ses photographies, comme ses peintures, sont de petits jazz domestiques, des improvisations sans partition, des esquisses d’une pensée qui devient un geste, d’une émotion qui affleure sans tapage.

Dans les années 1970, alors que sa carrière dans la mode s’achève, Saul Leiter passe des journées entières dans une chambre noire d’East Village, tirant de manière quasi obsessionnelle des milliers de négatifs en noir et blanc : des femmes qu’il a aimées, des pièces traversées par une lumière fatiguée, des fragments d’une vie qu’il a préféré ne pas exposer. Il a créé un livre , In My Room, qui n’a jamais vu le jour de son vivant, comme si, pendant des décennies, Leiter avait gardé ces portraits intimes, profondément affectueux et jamais suffisants ou illustratifs, de la même manière que l’on garde un secret trop fragile pour que le monde puisse le voir. Dans ces images, souvent prises à travers une porte à demi fermée, un miroir, une distance domestique qui ne devient jamais du voyeurisme, il y a tout son regard : pictural, respectueux, mélancolique. Ses femmes dorment, rient, se déshabillent ou lisent et ne sont ni des muses, ni des fantômes érotiques, mais des présences réelles, têtues dans leur irréductible réalité. Certaines photographies comme celles de la série Lanesville de 1958 (le seul noyau de nus en couleur) préfigurent déjà son futur travail pour Harper’s Bazaar, mais elles ne participent pas à l’esthétique brillante du désir. Elles sont plutôt la tentative la plus douce de conserver quelque chose que le temps, impitoyable, n’a cessé d’emporter.

Après sa mort, les tiroirs poussiéreux de son atelier ont révélé ce que Leiter avait gardé sous silence toute sa vie : une archive sans fin de petites bribes (comme il les appelait) découpées, froissées, glissées entre les pages de livres, comme si l’œuvre n’avait jamais été destinée au mur d’un musée, mais à l’acte bien plus cruel et quotidien de se souvenir. Certains étaient des nus peints à la main, avec la même palette que ses aquarelles, d’autres étaient des spécimens imprimés avec les bords triangulaires encore visibles, jamais finis, jamais arrangés comme le montre la photographie de Jay de 1957. Dans chaque cas, la même attention méticuleuse est portée au détail qui ne peut être répété, au visage qui se déplace juste un peu, à la lumière qui ne tombe que là, à cet endroit exact et parfait. Il n’y a jamais de légende ni de désir d’expliquer et lui-même, lorsqu’on lui demandait l’identité des femmes représentées, répondait par une question : “Pouvez-vous garder un secret ?” et immédiatement après, sans attendre la réponse, il souriait : “Moi aussi”. Dans ces images redécouvertes, il y a tout ce qui échappe à la chronique de la photographie et à la rhétorique de la révélation : il y a un homme qui regarde, et en regardant il ne vole pas, il ne se déshabille pas, il ne pose pas. Il y a un homme qui a traversé le siècle d’un pas de côté, en restant dans une chambre pendant que le monde courait ailleurs, et qui a confié la part la plus authentique de son regard à de petites présences.

Une image extrêmement forte, par exemple, est celle de Jay dans la baignoire, datée d’environ 1958 : le corps immergé dans l’eau, le tissu recouvrant le pubis, la tête penchée, le regard baissé vers lui-même. C’est un portrait chaste et cru à la fois, où le désir s’équilibre entre pudeur et abandon. Où la transparence laiteuse de l’eau et la coupe photographique proche mais jamais intrusive racontent une vulnérabilité traversée par la beauté. Ou encore, dans la double œuvre qui la représente assise, une cigarette entre les doigts, la comparaison entre la photographie de 1963 et la réélaboration picturale des années 1990 montre comment, pour l’artiste, la mémoire n’est jamais figée, mais en constante métamorphose. La couleur se stratifie et le papier devient peau, retenant le temps tout en lui permettant de s’échapper. Jay semble absorbée, vivante et, dans la version peinte, presque transfigurée, immergée dans un monde de teintes aquatiques et de formes insaisissables. Elle est toujours là, mais elle est aussi ailleurs, et le corps devient un écho, tandis que la pose est un vestige qui émerge et se dissout.

Et puis il y a Dottie, la femme qui, selon le témoignage de ceux qui ont travaillé aux côtés de Leiter, “savait être innocente à un moment et terriblement séduisante l’instant d’après”. Les photographies exposées à Monza, toutes non datées, racontent un temps qui s’étire dans la lumière coupée de l’après-midi. Les reflets dessinent des géométries sur son visage, ses bras, son cou. Le corps se fragmente, comme si le regard de Leiter circulait autour d’elle sans jamais l’envahir. La fenêtre semble fermée, la pièce est silencieuse, le désir devient lumière. C’est une danse d’ombre et de lumière, où la forme est caressée sans jamais être définie.

Saul Leiter, Rideau rouge, 1956 © Fondation Saul Leiter
Saul Leiter, Red Curtain, 1956 © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, Sans titre, s.d. © Saul Leiter Foundation
Saul Leiter, Sans titre, s.d. © Saul Leiter Foundation

Enfin, Inez. L’une de ses images les plus intenses (photographiée vers 1947 et peinte près de quarante ans plus tard) la montre allongée sur un lit défait, les jambes pliées de manière inégale et les bras tendus au-delà du bord du matelas, comme dans un abandon physique, épuisée et douce. Sa tête est inclinée vers l’arrière, tombant presque du lit, sa bouche est entrouverte et son regard ne fixe pas l’appareil photo mais le frôle. Le sein nu, poussé par la torsion, est exposé avec un naturel qui ne cherche pas l’effet : ce n’est pas un corps posé, mais un corps qui se tient simplement et fragilement dans le temps. Tout autour, la pièce est animée par des draps froissés, un livre à la couverture pliée, une boîte ouverte sur le sol. Rien n’est caché, rien n’est souligné. C’est le réel, laissé faire.

Mais c’est dans le tableau, réalisé des années plus tard, que tout change. Leiter intervient à la gouache et à l’aquarelle, transfigurant la chair en couleur. Les limites anatomiques se perdent dans une vibration de pourpres, de verts, d’oranges et le corps devient peinture, et la peinture, mémoire. Ces images, vues ensemble, parlent de quelque chose qui va au-delà de la photographie, au-delà de l’intimité, au-delà même de l’amour. Elles parlent d’une fidélité obstinée à ce qui coule contre le vent : un temps minuscule, sensuel, imparfait. Un temps qui ne s’adapte pas, qui ne s’accélère pas, qui ne se donne pas à voir nécessairement. L’image, chez Saul Leiter, n’est jamais un cri ou une affirmation : c’est un murmure qui s’incarne, un corps qui retient une caresse même quand la peau n’est plus là. C’est une forme de résistance charnelle à la frénésie du monde. Ses plans sont comme des haïkus visuels, construits à partir de très peu d’éléments regardés de côté qui se condensent en une émotion fragile et retenue. C’est dans cette grammaire minimale et suspendue que se dessine l’image de Maria, l’une de ses photographies les plus lyriques et les plus complexes : une femme absorbée devant une vitre, coincée entre des affiches, des reflets et des ombres qui se superposent comme des plans de conscience. Rien n’est clair, tout est visible. Sa silhouette, douloureuse et absorbée, ne s’impose pas, mais émerge faiblement. Elle est là, mais ailleurs, et semble appartenir plus à la mémoire qu’à la réalité.

Telle est la poétique de Leiter : l’art de regarder sans envahir, de composer sans exposer, de rendre le monde non pas tel qu’il apparaît, mais tel qu’on le ressent en le regardant de l’intérieur. Dans ses photographies (comme dans ses nus peints, dans les spécimens déchirés, dans les détails domestiques accumulés comme un langage privé), il n’y a qu’une seule chose qui compte vraiment, c’est la possibilité d’habiter le rebut, de rester. Observer ce qui nous traverse et nous dépasse, rester immobile dans l’instant qui nous retient.


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