La Judith d'Artemisia Gentileschi: une réinterprétation du thème dans le contexte de l'histoire de l'art du début du XVIIe siècle


Les œuvres d'Artemisia Gentileschi ont souvent été lues selon une interprétation féministe, mais des études plus récentes tendent à relire ses chefs-d'œuvre en les replaçant dans le contexte de l'époque.

Dans l’imaginaire collectif, la représentation sanglante de certaines scènes de l’œuvre d’Artemisia Gentileschi (Rome, 1593 - Naples, 1653) remonte à un épisode de la vie de l’artiste: l’agression et le viol par Agostino Tassi (Rome, 1578 - 1644). Ce dernier était un peintre, collègue du père d’Artemisia, Orazio Gentileschi (Pise, 1563 - Londres, 1639), qui venait régulièrement dans la maison des artistes et qui, un jour de mai 1611, s’introduisit dans la chambre d’Artemisia, profitant de l’absence d’Orazio, et la viola alors qu’elle était en train de peindre à son chevalet. Plusieurs procès s’ensuivent. Artemisia, qui n’avait alors que dix-sept ans, avait fait sa déposition: l’agression, la perte de sa virginité et l’atteinte à l’honneur de sa famille l’avaient certainement profondément marquée. Au printemps 1612, Orazio écrivit un plaidoyer à la cour papale dans lequel il accusait Tassi d’avoir violé sa fille. Ce dernier avait promis à Artemisia d’en faire sa femme, mais il était déjà marié et le mariage n’était donc pas possible. L’incident avait valu à Agostino une condamnation à l’exil, mais il n’avait jamais purgé sa peine: le juge l’avait placé à la croisée des chemins, soit cinq ans de travaux forcés, soit le bannissement de Rome ; il choisit le bannissement, mais resta à Rome jusqu’en avril 1613, date à laquelle il parvint à faire annuler la sentence.

Le terrible viol est à l’origine de schémas simplistes qui se répercutent sur toute l’activité artistique du peintre: son art est considéré comme totalement imprégné de sa biographie, c’est-à-dire que ce qu’Artemisia représente dans des scènes pleines de violence devient une sorte d’autobiographie. Et encore: dans les années 1970, Artemisia devient un emblème des revendications féministes, car bien qu’elle ait dû endurer non seulement la souffrance immédiate et le caractère tragique de l’acte, mais aussi toutes les conséquences en termes de procès et d’atteintes à son honneur, elle s’est affirmée sur le plan artistique, en devenant l’une des femmes artistes les plus célèbres de tous les temps (à l’époque où Artemisia vivait, la majorité des artistes établis étaient des hommes) et en se rendant indépendante non seulement en tant que femme, mais aussi en tant que fille, car son succès était dû uniquement à ses capacités artistiques et à ses choix thématiques et picturaux. Elle suit ses idées en s’éloignant de son père, peintre déjà célèbre, notamment en s’installant à Florence.

Des études récentes, qui ont abouti à l’exposition Artemisia Gentileschi et son temps qui s’est tenue l’année dernière au Palazzo Braschi à Rome, ont mis l’accent sur le contexte et les années contemporaines de la peintre, ainsi que sur la prépondérance des thèmes représentés par des artistes de son époque, soulignant ainsi l’écart par rapport à l’interprétation habituelle de l’art d’Artemisia. Le principe sur lequel repose l’exposition de Rome susmentionnée est une tentative d’éliminer les préjugés liés au viol commis par Tassi et aux théories autobiographiques et féministes qui en ont découlé, en démontrant qu’Artemisia elle-même a pu surmonter avec une certaine rapidité les vicissitudes liées à la violence qu’elle a subie, et que les scènes violentes qui ont donné lieu à ces théories représentent des thèmes et des sujets très récurrents dans les œuvres d’artistes qui lui sont contemporains et qui s’inscrivent donc dans le contexte historico-artistique dans lequel Artemisia a travaillé.

Le Caravage (Milan, 1571 - Porto Ercole, 1610) avait déjà représenté Judith tranchant la tête d’Holopherne vers 1602, tableau aujourd’hui conservé à la Galleria Nazionale d’Arte Antica au Palazzo Barberini à Rome. Michelangelo Merisi a atteint ici un niveau de réalisme extraordinaire qui impressionnera le spectateur. En effet, le spectateur ne peut manquer de remarquer la crudité de la scène représentée, dont le point central est l’entaille que Judith fait à la gorge d’Holopherne, d’où jaillit inévitablement une traînée de sang véhémente qui tache le drap blanc sur lequel l’homme est allongé. Le spectateur entend également le cri d’Holopherne, qui, les yeux grands ouverts et la tête en arrière, s’enfonce dans la mort. L’épée tenue avec force dans la main droite de Judith semble cruellement enfoncée dans l’entaille à la gorge causée par la jeune fille qui, de sa main gauche, saisit les cheveux d’Holopherne et les tire vers elle. Le regard de la jeune fille semble se concentrer sur l’acte sanglant et semble presque s’opposer à la scène: en effet, il semble antithétique qu’une si belle jeune fille puisse accomplir cet acte sanglant. Le sang qui coule est également capturé chromatiquement dans la douce draperie qui, dans la scène, semble descendre d’en haut, juste au-dessus de l’homme. La scène grotesque représentée est en totale harmonie avec le profil de la vieille femme, laservante Abra, qui se tient à côté de la jeune fille: un profil grotesque et renfrogné qui préfigure la scène qui, comme dans un conte, se poursuit dans la partie gauche du tableau. En effet, ce dernier peut être lu horizontalement de droite à gauche grâce au choix particulier de la composition, du regard grotesque de la vieille femme au dernier cri qu’Holopherne pousse avant de mourir ; au milieu se trouve l’héroïne Judith, qui fait le choix prémédité.

Caravage, Judith et Holopherne
Caravage, Judith et Holopherne (1602 ; huile sur toile, 145 x 195 cm ; Rome, Gallerie Nazionali d’Arte Antica di Roma, Palazzo Barberini ; Photo de Mauro Coen)

L’histoire de Judith et Holopherne est très connue et racontée dans la Bible: sous le règne de Nabuchodonosor, Judith, une belle jeune fille riche et veuve, habitante de Béthulie, la ville assiégée depuis longtemps par le général assyrien Holopherne, décide de sauver sa ville avant qu’elle ne se soumette complètement. Une nuit, la jeune fille s’habille élégamment et, accompagnée d’une vieille servante, traverse le territoire ennemi en feignant de trahir ses concitoyens. Holopherne tombe dans le piège et l’accueille, convaincu lui aussi de pouvoir la posséder. Il l’invite à un banquet et s’enivre de vin: Judith se faufile alors dans sa tente avec la servante et, en deux coups d’épée, lui arrache courageusement la tête. Elle l’enveloppe ensuite dans un tissu et l’exhibe à son peuple. Ce dernier, réconforté par la réussite de ce geste, bat les Assyriens, choqués par la mort de leur général.

LeCaravage avait représenté une scène émouvante dans son célèbre tableau, au moment même de la mise à mort. Orazio Gentileschi, le père d’Artemisia, a représenté Judith avec sa servante au moment où, après la mise à mort, la tête coupée d’Holopherne se trouve déjà dans la corbeille, alors qu’elle doit encore être recouverte du tissu blanc que l’on aperçoit pendre de celle-ci. Le tableau date de cinq ans après celui du Caravage, entre 1607 et 1608, et se trouve aujourd’hui au Nasjonalmuseet for Kunst d’Oslo. La scène représentée est non violente aux yeux du spectateur, car l’acte sanglant a déjà été accompli. Sur un fond de draperie vert foncé, on voit au premier plan la belle Judith, vêtue d’une élégante robe rouge carmin ornée de fines décorations et tenant dans sa main droite l’épée avec laquelle elle a tranché la tête du général assyrien, et sa servante de confiance Abra, qui, contrairement à celle représentée par Le Caravage, est jeune. Cette dernière a le dos tourné, elle porte une robe ocre avec des manches bleues, et sa tête est enveloppée d’un long turban blanc, rugueux et effiloché, qui lui tombe dans le dos ; sur son côté gauche, elle tient le panier avec la tête d’Holopherne dans les deux mains. Les deux jeunes femmes regardent vraisemblablement vers la sortie de la tente à l’intérieur de laquelle le geste a eu lieu et sont éclairées par une douce lumière qui les distingue de leur environnement.

Orazio Gentileschi, Judith avec sa servante
Orazio Gentileschi, Judith avec sa servante (vers 1607-1608 ; huile sur toile, 136 x 160 cm ; Oslo, Nasjonalmuseet)

Plus tard, vers 1613, Artemisia représente la même scène que son père dans le tableau d’Oslo, mais avec plus de tension: les deux jeunes filles apparaissent beaucoup plus proches et le cadrage est plus au premier plan qu’auparavant ; l’environnement est indéfini, seules Judith et sa servante Abra occupent toute la scène. L’acte sanglant a été accompli, mais la tension du moment est toujours présente: Judith place fermement son épée sur son épaule en signe de victoire, tandis que de sa main gauche, elle s’agrippe à l’épaule de sa servante, représentée à nouveau de dos. Dans ce tableau, qui se trouve aujourd’hui au palais Pitti de Florence, le regard des deux personnages est détourné du panier contenant la tête d’Holopherne. On saisit pleinement la détermination et l’autorité de Judith sur son visage, encore rougi par l’excitation du moment et par le danger d’être vu par ses ennemis. Cela rend la peinture plus attrayante que celle d’Horace.

Un détail à noter est le tissu blanc qui sort du panier abondamment taché de sang: des gouttes rouges ont même souillé le panier d’osier lui-même. Là encore, la différence entre Judith et sa servante Abra est accentuée par la qualité des vêtements: ceux de Judith sont plus riches, plus ornés et plus élégants, ceux d’Abra sont plus sombres et plus simples. Cette dernière porte un turban drapé sur la tête qui retombe moins largement sur le dos que dans l’œuvre d’Horace, tandis que la richesse de Judith est encore soulignée par la précieuse épingle à cheveux qui forme une sorte de tresse dans sa chevelure et la poignée de son épée ornée du visage d’un masque hurlant. Toutes deux apparaissent éclairées par un faisceau de lumière qui les fait ressortir de l’ensemble de la scène.

Artemisia Gentileschi, Judith et la servante Abra
Artemisia Gentileschi, Judith et la servante Abra (vers 1613 ; huile sur toile, 114 x 93,5 cm ; Florence, Palazzo Pitti, Galerie Palatine)

Les deux tableaux d’Oslo et du Palazzo Pitti semblent donc être liés l’un à l’autre, avec une influence évidente entre le père et la fille: probablement, étant donné que l’œuvre d’Oslo a été exécutée alors qu’Orazio et Artemisia travaillaient ensemble à Rome, le père a suivi les conseils de sa fille pour l’achèvement du tableau plus ancien que celui du Palazzo Pitti et peut-être Artemisia elle-même a-t-elle participé à l’exécution du premier.

En 1617, Artemisia revient au thème de Judith et Holopherne, mais avec un tableau résolument cru et violent: ce n’est plus le moment qui suit la mise à mort du général qui est représenté, mais l’acte lui-même, à l’intérieur de la tente. Le spectateur saisit immédiatement l’influence caravagesque, soulignée par l’élan qui, cette fois, n’appartient pas seulement à Judith, mais aussi à sa servante ; en effet, cette dernière, avec beaucoup de force, de courage et de détermination, prend une part active à la décapitation, en retenant les bras puissants d’Holopherne, qui tente avec ses dernières forces de se libérer: le bras gauche du général est immobilisé par la servante, tandis qu’avec son bras droit il saisit le col de la robe de ce dernier, mais l’épée de Judith prend le dessus et lui tranche la tête. La servante participe donc activement au geste et n’est plus seulement spectatrice. Ce qui ressort de ce tableau, aujourd’hui conservé au musée de Capodimonte à Naples, c’est précisément la grande force et la détermination des deux jeunes filles, qui deviennent les héroïnes de leur peuple. L’effort physique est bien mis en valeur par le croisement des bras nus qui occupe le centre de la scène: les deux jeunes filles, les manches de leurs robes retroussées, mettent toute leur force dans Holopherne, tandis que ce dernier tente en vain de se libérer jusqu’au dernier moment de sa vie.

Cette scène violente est rendue encore plus sanglante par le sang abondant qui coule de la tête de l’homme et imprègne le drap blanc sur lequel il est allongé. Les visages des deux femmes sont concentrés sur l’épée, instrument avec lequel Judith procède à la décapitation, tandis que la tête d’Holopherne est en arrière, maintenue immobile par la main puissante de cette dernière, qui s’agrippe à ses cheveux ; les yeux du général sont dans le vide et sa bouche est entrouverte. Ici encore, la différence de position sociale des jeunes filles est soulignée par la qualité de leurs vêtements: celui de Judith, de couleur bleue, semble plus élégant et orné, celui de la servante, de couleur rouge, est plus simple. Avec ce tableau, Artemisia s’éloigne considérablement du style de son père Orazio, en suivant une ligne plus dramatique et passionnée. Elle est désormais une femme indépendante, ne travaillant plus avec son père qui a quitté Rome depuis quelques années déjà. Elle a probablement ressenti l’influence florentine, le chromatisme vif caractéristique de Cristofano Allori (Florence, 1577 - 1621), un ami du peintre.

Trois ans plus tard, il reproduit le tableau, dans une version aujourd’hui conservée aux Offices, mais avec une plus grande théâtralité et un plus grand souci du détail dans les vêtements, les ornements et les tissus: l’évolution du style vers des peintres florentins tels que Cristofano Allori et Giovanni Bilivert est ainsi confirmée. (Florence, 1585 - 1644). Artemisia a en effet ajouté une coiffure plus élaborée et raffinée à Judith, un bracelet ornant son bras gauche et un drapé rouge doux placé sur le corps d’Holopherne. En outre, le général assyrien est représenté presque en entier, contrairement au tableau de Capodimonte où ses jambes ne sont pas représentées: ici, au contraire, elles semblent fermement attachées au lit sur lequel l’homme est allongé. L’épée, pivot de la composition, est entièrement visible, de la garde à la pointe, et le sang jaillit impétueusement vers Judith, mais a déjà taché en plusieurs endroits le somptueux ensemble de draps et de couvertures sur lequel Holopherne est allongé. Cette œuvre était destinée à Cosimo II de Médicis, qui ne donna au peintre une généreuse récompense qu’après les bonnes paroles de Galilée, comme on peut le déduire d’une lettre écrite en 1635 à Naples par Artemisia et adressée à Galilée: les deux avaient en effet entretenu de bonnes relations à Florence.

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne
Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (1617 ; huile sur toile, 158,8 x 125,5 cm ; Naples, Museo Nazionale di Capodimonte)


Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne
Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (1620-1621 ; huile sur toile, 146,5 x 108 cm ; Florence, Offices)


Cristofano Allori, Judith avec la tête d'Holopherne
Cristofano Allori, Judith avec la tête d’Holopherne (1610-1612 ; huile sur toile, 139 x 116 cm ; Florence, Palazzo Pitti, Galerie Palatine)

Le chromatisme vif caractéristique de Cristofano Allori est fortement illustré dans l’une de ses peintures de 1620, conservée dans les galeries des Offices. Le thème représenté est à nouveau l’épisode biblique de Judith et Holopherne: la scène montre la jeune fille qui vient de décapiter le général et qui montre fièrement son trophée au spectateur. La tête coupée d’Holopherne pend en effet de la main gauche de l’héroïne, qui ne la tient que par une touffe de cheveux dans la partie centrale de la tête. Les yeux d’Holopherne sont fermés, sa bouche est entrouverte et tout son visage est entouré d’une épaisse chevelure et d’une barbe. Judith est placée au premier plan, au centre de la scène, et l’on aperçoit à côté d’elle le visage de sa fidèle servante Abra, qui est ici représentée comme une vieille femme dont la tête est enveloppée d’un grand turban souple. Mais ce qui frappe le spectateur, c’est la robe de Judith, qu’Allori a peinte et décorée avec un grand souci du détail dans le rendu des différents tissus et dans le choix des couleurs: jaune vif pour la robe damassée, bleu et rouge pour le long manteau qui, partant de la nuque, descend doucement le long du dos, et blanc pour les larges manches de la robe du dessous et pour la ceinture nouée autour de la taille. L’environnement est également richement décoré: on aperçoit un rideau vert à l’arrière-plan, de la même couleur qu’un élégant coussin qui se détache dans le coin inférieur droit du tableau.

Il est donc clair qu’au cours du XVIIe siècle, le thème biblique de Judith et Holopherne a été représenté de manière récurrente: de nombreux artistes l’ont choisi comme sujet de leurs tableaux, chacun suivant ses propres méthodes compositionnelles, décoratives et chromatiques. Artemisia Gentileschi, plus que tout autre artiste, a abordé ce thème comme la revendication des femmes face aux abus des hommes, mais en réalité elle a suivi l’une des “modes” de l’époque, si l’on peut dire, en la personnalisant toutefois avec son propre style, sa passion et son drame.

Bibliographie de référence

  • Francesca Baldassari, Judith Mann, Nicola Spinosa (eds.), Artemisia Gentileschi e il suo tempo, catalogue d’exposition (Rome, Museo di Roma, du 30 novembre 2016 au 7 mai 2017), Skira, 2016.
  • Tiziana Agnati, Artemisia Gentileschi, Giunti, 2016
  • Keith Christiansen, Judith Mann, Orazio et Artemisia Gentileschi, catalogue d’exposition (Rome, Palazzo Venezia, du 15 octobre 2001 au 6 janvier 2002 ; New York, Metropolitan Museum, du 6 février au 12 mai 2002 ; Saint Louis, The Saint Louis Art Museum, du 15 juin au 15 septembre 2002), The Metropolitan Museum, 2001
  • Mieke Bal, The Artemisia Files: Artemisia Gentileschi for Feminists and Other Thinking People, University of Chicago Press, 2006.
  • Giuliana Babini (ed.), Les livres de Tobie, Judith, Esther, Città Nuova, 2001


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