Le voyage en mer selon Lucio Fontana: les panneaux céramiques "Conte Grande".


En 1949, Lucio Fontana a créé cinq panneaux en céramique pour le paquebot transatlantique Conte Grande: le thème du cycle est le voyage en mer de l'Europe à l'Amérique du Sud.

En 1935, Lucio Fontana (Rosario, 1899 - Comabbio, 1968), alors âgé de 36 ans, participe à un concours organisé par le plus important groupe maritime italien,Italia Flotte Riunite, qui regroupe les principales compagnies du pays. Le grand artiste d’origine argentine fréquente depuis peu la célèbre Galleria “Il Milione” de Milan et a fait connaissance avec les milieux abstractionnistes de la capitale lombarde: l’abstractionnisme géométrique de Mario Radice, l’abstractionnisme lyrique d’Osvaldo Licini, les suggestions que les artistes de “Il Milione” puisent dans les mouvements français, en particulier dans l’association Abstraction-Création, à laquelle Fontana adhère également en 1935, contribuent à créer un environnement particulièrement fertile et suggestif, qui finit par se refléter dans l’affiche que Fontana réalisera pour le concours. Le groupe maritime cherchait en effet une nouvelle affiche publicitaire pour promouvoir ses services de transport de passagers, à une époque où le bateau était le principal moyen de transport pour les longs trajets.

L’affiche a été appréciée pour son caractère immédiat et sa capacité de communication, grâce auxquels, avec une formidable synthèse, Fontana a réussi à transmettre le message que le groupe voulait faire passer à ses clients potentiels. Les motivations du jury pour l’attribution du prix à Fontana, avec une brève description de l’œuvre, sont publiées dans le périodique Sul mare, la revue de voyage de Lloyd Triestino et Cosulich (deux des plus grandes entreprises de l’époque: Cosulich avait d’ailleurs intégré la Flotte Riunite, tout en conservant une certaine autonomie jusqu’en 1936), dans un article intitulé " Le succès du grand concours national“: ”l’affiche primée, d’une exécution exquise, réussit à résumer, dans une économie irréductible de lignes, les thèmes imposés par l’annonce du concours, produisant une œuvre d’art admirable et une publicité efficace: un globe terrestre esquissé dans ses éléments essentiels, circonférence et quelques traces de parallèles et de méridiens, et, sur le diamètre équatorial, la vision fugitive d’un navire, s’élevant comme un rayon de soleil". Économie de couleurs, mais aussi de lignes: le blanc, le noir et les couleurs primaires, nuances qui pourraient révéler une référence directe à l’Abstraction-Création (l’un des deux fondateurs, Georges Vantongerloo, était aussi l’un des fondateurs du groupe De Stijl), sont les seules à caractériser les éléments de l’affiche, du globe (un simple cercle aux contours ombrés, trois arcs formant les cercles polaires et un méridien, et une ligne horizontale pour l’équateur) jusqu’à la silhouette du bateau, en passant par l’affirmation “Services express pour le monde entier” et les noms des entreprises, et contribuent à garantir à l’affiche cetteessentialité jugée si efficace par le jury et qui a assuré à l’œuvre une popularité telle qu’elle a continué à être reproduite, bien qu’avec quelques modifications, jusque dans les années 1950.

Lucio Fontana, Servizi espressi per tutto il mondo
Lucio Fontana, Services express pour le monde entier (1935 ; impression sur papier, 100 x 69 cm ; reproduit en plusieurs exemplaires)

L’œuvre permet à Fontana de faire circuler son nom parmi les compagnies maritimes: l’affiche n’est en fait que la première de plusieurs œuvres que l’artiste réalise pour des compagnies maritimes. Deux ans plus tard, par exemple, il est chargé de réaliser quatre reliefs pour le pavillon flottant que les compagnies maritimes italiennes présentent à l’Exposition internationale de Paris. Entre-temps, en 1935, Fontana avait rencontré l’un des principaux représentants du futurisme, le Ligure Tullio Mazzotti, que Marinetti avait surnommé Tullio d’Albisola (Albisola Superiore, 1899 - Albissola Marina, 1971): c’est le critique d’art antifasciste Edoardo Persico qui avait servi d’intermédiaire lors d’une rencontre à Gênes. C’est grâce à cette connaissance que Fontana décide d’approfondir son rapport avec la céramique et de s’installer à Albissola Marina, où il entame une fructueuse production de céramiques, qu’il n’abandonnera jamais pendant le reste de sa carrière, à tel point que dans les années 1950, il décide d’installer un atelier dans la ville proche de Savone, sur l’ancienne Piazza Pozzo Garitta. Fontana avait déjà adhéré au Manifeste de la céramique futuriste en 1937 et, dans la seconde moitié des années 1930, il commença à collaborer activement avec la famille Mazzotti, propriétaire de l’une des usines de céramique historiques d’Albissola. C’est des fours de la famille Mazzotti que sortent les cinq panneaux de céramique destinés au “Conte Grande”, un paquebot transatlantique construit pour Lloyd Sabaudo et lancé en 1927, qui desservait la ligne Gênes-New York, mais qui fut ensuite également destiné à des voyages en Amérique du Sud et qui, à Rio de Janeiro, en 1940, fut réquisitionné par le gouvernement brésilien et remis à l’US Navy, qui le transforma en navire de transport de troupes. Rendu à l’Italie en 1947, le “Conte Grande” est affrété par la compagnie Italia et reprend son rôle de navire à passagers.

Le premier voyage du paquebot modernisé a lieu le 15 juillet 1949, de Gênes à Buenos Aires (curieusement, la ville où Fontana, né en Argentine, s’était réfugié lorsque l’Italie a participé à la Seconde Guerre mondiale, et y est resté jusqu’en 1948). Quelques mois plus tôt, le sculpteur s’était vu commander des panneaux de céramique destinés à décorer le hall de l’une des galeries du “Conte Grande”, celle de première classe, et dont le sujet était le voyage en mer. Il y en avait cinq au total, représentant l’Équateur (le seul perdu), la Méditerranée, l’Espagne, le Brésil et les Chevaliers de l’Apocalypse. L’intention était de relier idéalement les escales du Conte Grande au cours de ses traversées océaniques et les œuvres de Fontana s’inscrivaient dans un vaste projet artistique dont l’histoire est résumée dans l’essai de Cecilia Chilosi intitulé Mediterraneo, Spagna, Brasile, I Cavalieri dell’Apocalisse: i quattro pannelli ceramici a bordo del Conte Grande e il contributo di Fontana all’architettura di Nave, le seul essai sur l’œuvre de l’artiste pour le paquebot. Après la guerre, l’Italie doit reconstituer une “flotte digne du prestige passé”: la tâche incombe à Finmare, la société financière maritime fondée en 1936 qui, dans le cadre d’un projet piloté par l’État, soutient avec ses propres moyens les activités des principales compagnies maritimes (dont, à nouveau, l’Italie et la Lloyd Triestino), dans lesquelles elle a pris une participation majoritaire. Le rétablissement d’une flotte moderne implique également la remise en état de l’équipement naval. L’art joue un rôle important: les navires accueillent en effet des œuvres des maîtres les plus célèbres de l’époque, afin de créer une “atmosphère d’élégance mondaine”, considérée comme particulièrement adaptée au client moderne, cultivé et amateur d’art. Les arts appliqués, comme la céramique, sont considérés comme partie intégrante de ce projet.

Lucio Fontana, Les quatre panneaux du Conte Grande au MuDA de Albissola Marina
Lucio Fontana, Les quatre panneaux du “Conte Grande” au MuDA à Albissola Marina. Ph. Crédit Finestre sull’Arte.


Lucio Fontana, Les cavaliers de l'Apocalypse
Lucio Fontana, Les cavaliers de l’Apocalypse (1949 ; terre cuite émaillée avec lustres de troisième cuisson, 132 x 77 cm ; Albissola Marina, MuDA - Centre d’exposition). Ph. Crédit MuDA Albissola Marina.


Lucio Fontana, Espagne
Lucio Fontana, Espagne (1949 ; terre cuite émaillée avec des lustres de troisième cuisson, 132 x 77 cm ; Albissola Marina, MuDA - Centre d’expositions). Ph. Crédit MuDA Albissola Marina.


Lucio Fontana, Méditerranée
Lucio Fontana, Mediterraneo (1949 ; terre cuite émaillée avec des lustres de troisième cuisson, 132 x 77 cm ; Albissola Marina, MuDA - Centro Espositivo). Ph. Crédit MuDA Albissola Marina.


Lucio Fontana, Brésil
Lucio Fontana, Brésil (1949 ; terre cuite émaillée avec des lustres de troisième cuisson, 132 x 77 cm ; Albissola Marina, MuDA - Centre d’exposition). Ph. Crédit MuDA Albissola Marina.


L'exposition des panneaux de Lucio Fontana au MuDA d'Albissola Marina (au premier plan, toujours de Lucio Fontana, la Dame blanche).
L’exposition des panneaux de Lucio Fontana au MuDA d’Albissola Marina (au premier plan, également de Lucio Fontana, la Dame blanche). Ph. Crédit Finestre sull’Arte.

Lorsque les panneaux de Lucio Fontana sont sortis de la manufacture GMA dei Mazzotti d’Albissola et ont été installés sur le “Conte Grande”, la critique s’est montrée très favorable, comme en témoignent quelques lignes publiées dans la revue Domus en 1950: “Les panneaux de Lucio Fontana, cuits dans les fours de Tullio Mazzotti, céramiste ligure d’Albisola près de Savone, symbolisent poétiquement, dans leur plastique allusive moderne et dans les couleurs des merveilleux émaux, la ligne du soleil et de la mer, de la Méditerranée et de l’Atlantique que parcourt le Conte Grande”. Le cycle symbolise le voyage en mer et peut être lu à partir des Cavaliers de l’Apocalypse, un thème qui revient d’autres fois dans la production d’après-guerre de Fontana, une allusion probable aux bouleversements que la guerre avait provoqués et qu’il voulait laisser derrière lui. Le panneau avec les cavaliers est le seul qui porte la signature complète de l’artiste (on la voit dans le coin inférieur gauche): les autres sont plus simplement paraphés. L’exposition actuelle des quatre panneaux conservés au centre d’exposition du nouveau MuDA (Museo Diffuso Albissola) à Albissola Marina, présente l’Espagne comme la première étape de l’itinéraire: une caractéristique commune à l’ensemble du cycle du “Conte Grande” est d’évoquer le thème de chaque panneau à travers des éléments caractérisants. Le panneau de l’Espagne, par exemple, présente au centre de la composition un torero tenant une capote, la grande draperie utilisée pour fatiguer le taureau dans l’une des phases de la corrida (à distinguer de la muleta, plus petite, que le matador tient d’une main et utilise dans le final), et, à côté de lui, un grand taureau noir qui le charge. Le panneau méditerranéen se caractérise par ses tons chauds et ses symboles évoquant les anciennes cultures qui ont prospéré le long de ses rives: au centre se trouve un grand soleil illuminant la mer (également commun à l’Espagne et au Brésil), tout autour apparaissent des centaures, une tête de méduse et des colonnes à chapiteaux ioniques. La dernière étape du voyage, le Brésil, présente un grand soleil au centre, dans des tons plus sombres, qui illumine un paysage dans les tons bleus et verts: on voit à l’arrière-plan la vaste étendue de l’océan surmontée par la montagne du Pain de Sucre et, dans le registre inférieur, des animaux typiquement brésiliens: des perroquets colorés et unanaconda qui rampe dans la végétation.

Ces splendides céramiques se distinguent par leur grande force plastique, typique de cette phase de la production de Lucio Fontana, qui se trouve alors au milieu du chemin qui le conduira vers la poétique du spatialisme qui caractérisera la dernière partie de sa carrière et représentera en même temps son résultat le plus révolutionnaire et le plus original (qui lui assurera une place de choix dans l’histoire de l’art): des formes qui se tordent en tourbillons évoquant l’esthétique baroque, qui acquièrent une telle vigueur que les panneaux prennent le caractère de sculptures (Fontana se disait sculpteur et non céramiste), qui donnent vie au matériau et qui, avec leurs contrastes entre pleins et vides, anticipent d’une certaine manière les concepts spatiaux que Fontana initia en cette même année 1949. La grande brillance des couleurs et leur tendance à l’irisation sont dues à la technique du lustre avec laquelle Fontana a terminé les panneaux: la céramique, déjà émaillée, est cuite une troisième fois, mais à des températures plus basses et avec l’ajout d’un mélange spécial, à base de sels métalliques, afin de donner à l’œuvre des effets iridescents transformés qui visent à imiter l’effet des métaux et des pierres précieuses.

En 1962, année où le “Conte Grande” fut envoyé à la démolition, la quasi-totalité du mobilier fut vendue aux enchères par Finarte: certaines œuvres restèrent toutefois dans les entrepôts de la société Italia. Parmi elles, les panneaux de Fontana. Pour celui représentant l’équateur, comme prévu, on ne sait pas ce qu’il est advenu. Les autres, en revanche, ont refait surface dans les années 1990 et, après le rapport de Cecilia Chilosi en 1995, ont été donnés à la municipalité d’Albissola Marina en 1999. Elles ont ensuite été envoyées à Faenza, où elles ont été restaurées dans l’atelier du Musée international de la céramique, puis exposées pour la première fois la même année à l’occasion de l’exposition que la ville de Milan a consacrée au centenaire de la naissance de Lucio Fontana. À leur retour, elles sont destinées au musée d’art contemporain d’Albissola Marina. Exposées temporairement à la Fornace Alba Docilia en 2010, lors de la réorganisation des musées municipaux de la ville ligure, elles sont conservées depuis 2014, comme nous l’avons dit, au centre d’exposition MuDA d’Albissola Marina, où elles ont trouvé un emplacement digne et prestigieux, dans un cadre qui réussit à les mettre pleinement en valeur. C’est là que le public peut désormais admirer ces quatre œuvres, témoins d’une des saisons les plus ferventes de notre histoire de l’art et d’une étape importante dans le parcours artistique de l’un des grands noms du 20e siècle.

Bibliographie de référence

  • Paola Valenti, Lucio Fontana: en dialogue avec l’espace: œuvres environnementales et collaborations architecturales (1964-1968), De Ferrari, 2009
  • Cecilia Chilosi, Mediterraneo, Spagna, Brasile, I Cavalieri dell’Apocalisse: i quattro pannelli ceramici a bordo del Conte Grande e il contributo di Fontana all’architettura di Nave in Elisa Coppola (ed.), Six wonderful days: un invito al viaggio sulle grandi navi italiane, catalogue d’exposition (Genoa, Museo dell’Accademia Ligustica, 13 December 2002 - 16 February 2003), Tormena, 2002
  • Sarah Whitfield, Lucio Fontana, University of California Press, 2000
  • Paolo Campiglio (ed.), Lucio Fontana: lettere 1919-1968, Skira, 1999
  • Cecilia Chilosi, Liliana Ughetto, La Ceramica del Novecento in Liguria, Carige, 1995


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